Onze mois après son élection à la mairie de Rosso, c'est la désillusion chez les habitants de Rosso. Un tonneau vide qui fait trop de bruit pour rien, voila la définition qui sied au nouveau maire de Rosso.
Les populations s'accrochent à l'espoir d'élections anticipées pour se débarrasser de Yérim Fassa qui passe plus de temps dans sa clinique que dans sa commune quand il n'est pas à l'étranger.
Le 10 février 2008 l'hôtel de ville de Rosso a réuni le conseil municipal en session ordinaire ; le wali du Trarza, le hakem de Rosso, le directeur régional de la sûreté ont assisté au conseil. Le wali a remercié à travers le conseil municipal les populations de Rosso pour l'accueil réservé aux rapatriés et a souligné que la mairie de Rosso est encore en deçà du niveau d'hygiène recommandé par la tutelle et se doit comme elle s'est engagée par la voix du maire à sécuriser les marchés afin d'éviter les incendies. Rappelons que le maire avait promis suite au dernier incendie du marché central de Rosso (il y a quelques mois) de placer des fontaines dans chaque marché. Encore une belle promesse qui reste lettre morte. Aujourd'hui selon le maire lui-même les donateurs se plaignent. Ceux qui ont donné neuf véhicules à la mairie se plaignent notamment de l'entretien de ces véhicules et de la collecte des ordures ainsi que de l'état de la décharge.
Une mission de supervision est attendue à Rosso le 19 mai prochain pour ces raisons.
Parlant des rapatriés le maire aux abonnés absents lors de leur mémorable retour s'est permis de dire qu'ils étaient négligés. Rappelons que lors du retour des rapatriés, M. Sidi Ould Messoud maire adjoint qui a prononcé une allocution de bienvenue n'avait même pas trouvé l'écharpe du maire, cet éternel pigeon voyageur qui se baladait entre Bologne et Milan. Il n'a pas pu être joint car selon le SG de la commune la ligne de la mairie était suspendue. La commune trouve les moyens de payer les voyages du maire mais ne peut pas honorer la facture de Mauritel et ses employés candidats au départ volontaire battent le pavé pour recouvrer leurs droits.
Il a encore fait beaucoup de promesses pour les rapatriés mais ce n'est pas demain la veille pour les tenir. « j'ai visité les camps hier mais il n'y a pas d'eau,, ni de latrines, les bâches sont chaudes et des voleurs en ont déchiré quelques unes ; j'ai commandé des feuilles de zinc pour confectionner des latrines de fortune ; je vais installer des bassins d'eau... »
En fait à Rosso la seule chose visible c'est la réhabilitation du canal mais force est de reconnaître que ce projet était ficelé par Sow Mohamed Deïna , l'ancien maire.
Au niveau de la communication, le site de la mairie tristement connu pour ses nombreuses coquilles et la médiocrité de la plupart de ses articles, vient de publier un texte qui a fâché nombre de conseillers municipaux. Il s'agit de ‘Ndiourbel, capitale du Walo'.
L'ex maire Sow Deïna a soulevé le problème au cours du conseil en disant que c'était dangereux parce que nos voisins peuvent l'exploiter. ‘Se reférera-t-il ajouté à l'historien Boubacar qui est sénégalais constitue une référence à l'adage qui dit ‘egtaa min charbou wa laghmou'.
Deïna a raconté que la seule relation entre le Brack du Waalo et le fleuve était pour prouver à son peuple qu'il avait des pouvoirs occultes. Il quittait Nder à trente kilomètres du fleuve pour y plonger pour ressortir avec un poisson qu'un serviteur lui glissait... Un leurre pour tromper son peuple...
Le maire de Rosso qui est lui aussi un grand pigeon voyageur, un albatros quémandeur ramène il est vrai bien des choses à sa mairie ; mais c'est toujours en deçà du prix du dromadaire (‘B'ir') Ces choses valent-elles cette reconnaissance signée par le webmaster du site de la mairie de Rosso. Telle est la question.
Réseau des journalistes du Trarza
lundi 11 février 2008
samedi 2 février 2008
vocation kamikaze
Pour l'universitaire américain Scott Atran, définir le kamikaze comme un fou ou comme un lâche ne sert à rien. Mieux vaut comprendre ce qui motive son geste. Mais les gouvernements occidentaux sont-ilsprêts à financer de telles recherches ?
CONTEXTE
“Au lieu de faire exploser sa ceinture devant une fontaine carrelée près de l'entrée du cimetière juif, le kamikaze de Casablanca s'est fait sauter devant une fontaine située quelques rues plus loin.Le cimetière, cible probable de l'attentat, est resté intact. Tout cela donne une impression d'amateurisme.”Elaine Sciolino, The New York Times, New York.
A en croire le rapport du département d'Etat américain intitulé Patterns of Global Terrorism 2001 [Profil du terrorisme mondial en 2001], il n'existe pas de définition universelle du terrorisme. Plutôt que de chercher à fabriquer une définition générale, nous nous concentrerons sur le “terrorisme suicide”, qui se caractérise ainsi : recours ciblé à des humains autodestructeurs contre des populations non combattantes, essentiellement civiles, afin de provoquer un changement politique. Bien qu'un attentat suicide ait pour objectif de détruire physiquement une cible initiale, c'est avant tout une arme de guerre psychologique destinée à frapper un plus large public. L'objectif principal, ce ne sont pas les personnes tuées ou blessées dans l'attentat, mais celles qui en seront les témoins. Les médias d'information de l'ennemi servent alors d'amplificateurs. Grâce à l'endoctrinement et à l'entraînement sous la férule de leaders charismatiques, des cellules suicides parfaitement cloisonnées permettent de canaliser les sentiments politiques ou religieux d'individus au sein d'un groupe soudé, une fratrie fictive, qui s'engage de son plein gré à connaître une mort spectaculaire pour ce qui est perçu comme le bien de tous.
Le premier grand attentat suicide moderne commis auMoyen-Orient a été la destruction, en décembre 1981, de l'ambassade d'Irak à Beyrouth (27 tués, plus de 100 blessés). L'identité exacte de ses auteurs demeure inconnue, bien qu'il soit probable que l'ayatollah Khomeyni ait approuvé cette action et qu'elle ait été perpétrée par des groupes encadrés par les services spéciaux iraniens.
Avec l'assassinat du président libanais pro-israélien Bachir Gemayel en septembre 1982, l'attentat suicide s'est mué en arme politique stratégique. Dans les rangs du “parti de Dieu” libanais pro-iranien, le Hezbollah, cette stratégie eut bientôt un impact géopolitique, en octobre 1983, quand l'explosion d'un camion piégé causa la mort de près de 300 militaires américains et français. Les Etats-unis et la France quittèrent le Liban peu après. De même, dès 1985, ces attentats poussèrent Israël à abandonner l'essentiel des gains territoriaux acquis lors de l'invasion du Liban, en 1982.
En Israël et en Palestine, ce type de terrorisme a commencé en 1993 avec des attentats perpétrés par des membres du Mouvement de la résistance islamique, le Hamas, et du Djihad islamique palestinien, entraînés par le Hezbollah. Le but était de faire dérailler les accords de paix d'Oslo. En fait, dès 1988, Fathi Shiqaqi, fondateur du Djihad palestinien, donnait les directives d'opérations martyres “exceptionnelles” impliquant le recours à des bombes humaines. Comme le Hezbollah, il soulignait que Dieu approuve le martyre mais exècre le suicide : “Allah peut souhaiter que soient connus certains des croyants, il peut faire de certains de vous des martyrs, il peut purifier ceux qui ont la foi et qui détruiront totalement les infidèles.” Cependant, “nul ne peut mourir sans la permission d'Allah”.
La radicalisation et l'interconnexion récentes - par le biais d'Al Qaida - de groupes islamistes militants d'Afrique du Nord, d'Arabie, d'Asie centrale et du Sud-Est ont pour origine la guerre d'Afghanistan (1979-1989). Avec le soutien financier des Etats-Unis, les membres de ces différents groupes ont eu l'occasion de mettre en commun et d'unifier leurs doctrines, objectifs, entraînement, équipement et méthodes, parmi lesquelles les attentats suicides. Grâce à son association tentaculaire avec des groupes régionaux (en termes de finances, de personnel et de logistique), Al Qaida cherche par tous les moyens à réaliser son ambition planétaire, autrement dit à porter un coup fatal à la domination occidentale par des initiatives locales frappant les vecteurs de l'influence occidentale. Selon la Jane's Intelligence Review, “tous les groupes qui pratiquent les attentats suicides bénéficient d'infrastructures de soutien en Europe et en Amérique du Nord”.
Traiter la vague actuelle de l'islam radical de “fondamentalisme” (au sens de “traditionalisme”) peut prêter à confusion ; c'est presque une absurdité. Les radicaux modernes, qu'ils soient chiites (Iran, Hezbollah) ou sunnites (talibans, Al Qaida), sont beaucoup plus proches, dans l'esprit et dans les actes, de la Contre-Réforme dans l'Europe d'après la Renaissance que de tout aspect traditionnel de l'histoire musulmane. C'est dans la Sainte Inquisition que l'on trouve clairement le modèle d'une autorité gouvernementale ecclésiastique, d'un Etat théocratique, d'un conseil national clérical et d'une police religieuse chargée de l'élimination physique des hérétiques et des blasphémateurs. L'idée que la religion doive prendre le contrôle de la politique est tout à fait nouvelle dans l'islam.
Le superministère de la Sécurité intérieure américain a engagé des recherches pour savoir comment protéger les installations sensibles. Mais cette ligne de défense est compliquée du fait de la multitude de cibles vulnérables (telles que discothèques, restaurants et centres commerciaux), de l'abondance des candidats au terrorisme (qui n'ont besoin que de très peu de supervision une fois engagés dans une mission) et du coût relativement faible de ce type d'opération (composants d'accès commun, aucune nécessité d'organiser la fuite du coupable). Sans compter qu'il est peu probable que les terroristes divulguent des informations sensibles (ne connaissant rien de leur réseau au-delà de leur cellule opérationnelle). En appelant la population à placer du ruban adhésif sur les fenêtres, on peut atténuer la peur (ou au contraire la renforcer) ; mais cela n'empêchera en rien la mort de nombreuses victimes. Par ailleurs, l'opinion publique risque de perdre confiance une fois qu'elle aura pris conscience du caractère pathétique de ces mesures. Les services de renseignements sont également actifs plus en amont, comme lorsqu'ils tentent d'infiltrer les réseaux terroristes, mais les succès sur ce front sont mitigés. La première ligne de défense consiste à empêcher les gens de devenir des terroristes.
Dans ce domaine, la réussite est loin d'être garantie. Les kamikazes sont souvent traités de fous et de lâches avides de destruction, qui prospèrent sur le terreau de la pauvreté et de l'ignorance. Il devient alors logique de traquer les terroristes tout en bouleversant leur environnement économique et culturel pour le faire passer du désespoir à l'espoir. Les rares études réalisées sur ce sujet montrent cependant que les kamikazes n'affichent pas de comportement psychopathologique déterminé et qu'ils bénéficient d'un niveau d'éducation et de conditions de vie au moins aussi élevés que le reste de la population.
Dès le début, le président américain George W. Bush a présenté les pirates de l'air du 11 septembre 2001 comme des “lâches diaboliques”. Pour le sénateur John Warner, des opérations préventives contre les terroristes et ceux qui les soutiennent sont justifiées parce que “ceux qui se suicident en s'attaquant au monde libre ne sont pas rationnels et ne se laissent pas détourner par des concepts rationnels”. En dépeignant les kamikazes du Moyen-Orient comme des fous criminels, peut-être le gouvernement et les médias américains commettent-ils une erreur d'attribution fondamentale : jamaisle terrorisme politique ou religieux n'a été le fait d'actions isolées perpétrées par desi nstables et des couards.
Face aux attentats suicides, le problème est de comprendre pourquoi des individus non atteints de pathologies peuvent être suffisamment nombreux à réagir à des circonstances nouvelles pour permettre à des réseaux de mettre en oeuvre leur politique. Au Moyen-Orient, le contexte, tel qu'on le perçoit, qui permet aux kamikazes et à leurs artisans de s'exprimer passe par le sentiment collectif d'une injustice historique, d'une soumission politique et d'une humiliation sociale vis-à-vis des puissances mondiales et de leurs alliés, sentiment auquel s'oppose en contrepoids un espoir religieux. Ce n'est pas parce que l'on prend conscience de cette vision des choses qu'on l'accepte comme une réalité.
Par ailleurs, les gens ont tendance à croire que leur comportement parle pour eux, qu'eux considèrent le monde avec objectivité et que seuls les autres sont partisans et ont une vision déformée des événements. Les incompréhensions qui en résultent, encouragées par la propagande religieuse et idéologique, conduisent chacun des groupes antagonistes à interpréter la vision des événements de l'autre comme étant erronée, radicale et/ou irrationnelle. Diabolisation réciproque et guerre s'ensuivent alors. Il s'agit donc d'empêcher cette escalade dans les deux camps.
Toute notre société s'entend à reconnaître qu'en éliminant la pauvreté on élimine le crime. Selon le président Bush, “nous luttons contre la misère et le désespoir, le manque d'éducation et les Etats en faillite, ce qui, trop souvent, crée des conditions dont profitent les terroristes”. Lors d'une rencontre de lauréats du prix Nobel, le Sud- Africain Desmond Tutu et le Sud-Coréen Kim Dae-jung partageaient cet avis : “A la source du terrorisme se trouve la misère.” Et Elie Wiesel et le dalaï-lama de conclure : “C'est par l'éducation que l'on éliminera le terrorisme.” Cette hypothèse est, entre autres, soutenue par les travaux de l'économiste Gary Becker. Dans son modèle fondé sur les incitations, les délinquants sont des individus rationnels qui agissent par intérêt personnel. Les individus optent pour des activités illégales si le profit qu'ils peuvent en retirer est supérieur au risque qu'ils courent d'être repérés et incarcérés, et s'ils sont par ailleurs presque certains d'avoir un revenu moindre avec une activité légale (coût d'opportunité). Dans la mesure où les délinquants manquent de capacités professionnelles, ces coûts d'opportunité peuvent se révéler minimes. Et par conséquent le crime paie.
Cette théorie d'un choix rationnel ne permet pas de prendre en compte certains exemples de crimes violents (homicides domestiques, meurtres dus à la haine). Elle a encore moins de sens quand on l'applique aux attentats suicides. En règle générale, les kamikazes n'ont pas eu moins de chances que le reste de la population dont ils sont issus. Comme le souligne la presse arabe, si les martyrs n'avaient rien à perdre, leur sacrifice serait absurde. Quoi qu'il en soit, la perte relative d'un avantage économique ou social dans les classes éduquées peut encourager le soutien au terrorisme. Dans la période qui a précédé la première Intifada (1982-1988), le nombre de Palestiniens ayant passé plus de douze ans en milieu scolaire a doublé. Cela a coïncidé avec une augmentation brutale du chômage des étudiants par rapport aux lycéens. Le sous-emploi semble également être un facteur de recrutement pour Al Qaida et ses alliés dans le golfe Arabo-Persique.
Les kamikazes sont des hommes jeunes. C'est là leur seul point commun avec les membres d'organisations racistes violentes auxquels on les compare souvent. Dans l'ensemble, les auteurs d'attentats suicides ne présentent aucune caractéristique dysfonctionnelle sur le plan social (sans père, sans amis, sans emploi), ni aucun symptôme suicidaire. Ils n'expriment aucune crainte de leurs ennemis, aucun désespoir, aucun sentiment de n'avoir rien à perdre, d'être privés de toute possibilité matérielle qui serait liée à la rationalité économique.
Pour que cessent les attentats, peut-être devrions-nous nous efforcer de comprendre. Existe-t-il par exemple des différences réelles entre les groupes religieux et laïcs, entre le terrorisme idéologique et les mouvements qui opèrent par vengeance ? Pouvons nous établir une relation de cause à effet significative entre la politique et les actions de notre société et celles des organisations terroristes et de leurs partisans ? De fait, le programme culturel et politique de notre propre société semble jouer le rôle de catalyseur dans les volontés de fuir notre vision du monde (les talibans) ou de forger un contrepoids à l'échelle planétaire (Al Qaida). Mais sommes-nous à même de financer de telles recherches ? Comme dans le cas de l'usage, somme toute tendancieux, de l'idée de “terreur” en tant que concept politique, nos gouvernements et nos médias préféreront peut-être éviter de s'intéresser à ces relations, qui constituent pourtant un sujet d'analyse légitime si l'on veut savoir ce qu'est le terrorisme.
A long terme, notre société ne peut s'offrir le luxe d'ignorer les conséquences de ses propres actes, ni les causes qui motivent les actes des autres.
CONTEXTE
“Au lieu de faire exploser sa ceinture devant une fontaine carrelée près de l'entrée du cimetière juif, le kamikaze de Casablanca s'est fait sauter devant une fontaine située quelques rues plus loin.Le cimetière, cible probable de l'attentat, est resté intact. Tout cela donne une impression d'amateurisme.”Elaine Sciolino, The New York Times, New York.
A en croire le rapport du département d'Etat américain intitulé Patterns of Global Terrorism 2001 [Profil du terrorisme mondial en 2001], il n'existe pas de définition universelle du terrorisme. Plutôt que de chercher à fabriquer une définition générale, nous nous concentrerons sur le “terrorisme suicide”, qui se caractérise ainsi : recours ciblé à des humains autodestructeurs contre des populations non combattantes, essentiellement civiles, afin de provoquer un changement politique. Bien qu'un attentat suicide ait pour objectif de détruire physiquement une cible initiale, c'est avant tout une arme de guerre psychologique destinée à frapper un plus large public. L'objectif principal, ce ne sont pas les personnes tuées ou blessées dans l'attentat, mais celles qui en seront les témoins. Les médias d'information de l'ennemi servent alors d'amplificateurs. Grâce à l'endoctrinement et à l'entraînement sous la férule de leaders charismatiques, des cellules suicides parfaitement cloisonnées permettent de canaliser les sentiments politiques ou religieux d'individus au sein d'un groupe soudé, une fratrie fictive, qui s'engage de son plein gré à connaître une mort spectaculaire pour ce qui est perçu comme le bien de tous.
Le premier grand attentat suicide moderne commis auMoyen-Orient a été la destruction, en décembre 1981, de l'ambassade d'Irak à Beyrouth (27 tués, plus de 100 blessés). L'identité exacte de ses auteurs demeure inconnue, bien qu'il soit probable que l'ayatollah Khomeyni ait approuvé cette action et qu'elle ait été perpétrée par des groupes encadrés par les services spéciaux iraniens.
Avec l'assassinat du président libanais pro-israélien Bachir Gemayel en septembre 1982, l'attentat suicide s'est mué en arme politique stratégique. Dans les rangs du “parti de Dieu” libanais pro-iranien, le Hezbollah, cette stratégie eut bientôt un impact géopolitique, en octobre 1983, quand l'explosion d'un camion piégé causa la mort de près de 300 militaires américains et français. Les Etats-unis et la France quittèrent le Liban peu après. De même, dès 1985, ces attentats poussèrent Israël à abandonner l'essentiel des gains territoriaux acquis lors de l'invasion du Liban, en 1982.
En Israël et en Palestine, ce type de terrorisme a commencé en 1993 avec des attentats perpétrés par des membres du Mouvement de la résistance islamique, le Hamas, et du Djihad islamique palestinien, entraînés par le Hezbollah. Le but était de faire dérailler les accords de paix d'Oslo. En fait, dès 1988, Fathi Shiqaqi, fondateur du Djihad palestinien, donnait les directives d'opérations martyres “exceptionnelles” impliquant le recours à des bombes humaines. Comme le Hezbollah, il soulignait que Dieu approuve le martyre mais exècre le suicide : “Allah peut souhaiter que soient connus certains des croyants, il peut faire de certains de vous des martyrs, il peut purifier ceux qui ont la foi et qui détruiront totalement les infidèles.” Cependant, “nul ne peut mourir sans la permission d'Allah”.
La radicalisation et l'interconnexion récentes - par le biais d'Al Qaida - de groupes islamistes militants d'Afrique du Nord, d'Arabie, d'Asie centrale et du Sud-Est ont pour origine la guerre d'Afghanistan (1979-1989). Avec le soutien financier des Etats-Unis, les membres de ces différents groupes ont eu l'occasion de mettre en commun et d'unifier leurs doctrines, objectifs, entraînement, équipement et méthodes, parmi lesquelles les attentats suicides. Grâce à son association tentaculaire avec des groupes régionaux (en termes de finances, de personnel et de logistique), Al Qaida cherche par tous les moyens à réaliser son ambition planétaire, autrement dit à porter un coup fatal à la domination occidentale par des initiatives locales frappant les vecteurs de l'influence occidentale. Selon la Jane's Intelligence Review, “tous les groupes qui pratiquent les attentats suicides bénéficient d'infrastructures de soutien en Europe et en Amérique du Nord”.
Traiter la vague actuelle de l'islam radical de “fondamentalisme” (au sens de “traditionalisme”) peut prêter à confusion ; c'est presque une absurdité. Les radicaux modernes, qu'ils soient chiites (Iran, Hezbollah) ou sunnites (talibans, Al Qaida), sont beaucoup plus proches, dans l'esprit et dans les actes, de la Contre-Réforme dans l'Europe d'après la Renaissance que de tout aspect traditionnel de l'histoire musulmane. C'est dans la Sainte Inquisition que l'on trouve clairement le modèle d'une autorité gouvernementale ecclésiastique, d'un Etat théocratique, d'un conseil national clérical et d'une police religieuse chargée de l'élimination physique des hérétiques et des blasphémateurs. L'idée que la religion doive prendre le contrôle de la politique est tout à fait nouvelle dans l'islam.
Le superministère de la Sécurité intérieure américain a engagé des recherches pour savoir comment protéger les installations sensibles. Mais cette ligne de défense est compliquée du fait de la multitude de cibles vulnérables (telles que discothèques, restaurants et centres commerciaux), de l'abondance des candidats au terrorisme (qui n'ont besoin que de très peu de supervision une fois engagés dans une mission) et du coût relativement faible de ce type d'opération (composants d'accès commun, aucune nécessité d'organiser la fuite du coupable). Sans compter qu'il est peu probable que les terroristes divulguent des informations sensibles (ne connaissant rien de leur réseau au-delà de leur cellule opérationnelle). En appelant la population à placer du ruban adhésif sur les fenêtres, on peut atténuer la peur (ou au contraire la renforcer) ; mais cela n'empêchera en rien la mort de nombreuses victimes. Par ailleurs, l'opinion publique risque de perdre confiance une fois qu'elle aura pris conscience du caractère pathétique de ces mesures. Les services de renseignements sont également actifs plus en amont, comme lorsqu'ils tentent d'infiltrer les réseaux terroristes, mais les succès sur ce front sont mitigés. La première ligne de défense consiste à empêcher les gens de devenir des terroristes.
Dans ce domaine, la réussite est loin d'être garantie. Les kamikazes sont souvent traités de fous et de lâches avides de destruction, qui prospèrent sur le terreau de la pauvreté et de l'ignorance. Il devient alors logique de traquer les terroristes tout en bouleversant leur environnement économique et culturel pour le faire passer du désespoir à l'espoir. Les rares études réalisées sur ce sujet montrent cependant que les kamikazes n'affichent pas de comportement psychopathologique déterminé et qu'ils bénéficient d'un niveau d'éducation et de conditions de vie au moins aussi élevés que le reste de la population.
Dès le début, le président américain George W. Bush a présenté les pirates de l'air du 11 septembre 2001 comme des “lâches diaboliques”. Pour le sénateur John Warner, des opérations préventives contre les terroristes et ceux qui les soutiennent sont justifiées parce que “ceux qui se suicident en s'attaquant au monde libre ne sont pas rationnels et ne se laissent pas détourner par des concepts rationnels”. En dépeignant les kamikazes du Moyen-Orient comme des fous criminels, peut-être le gouvernement et les médias américains commettent-ils une erreur d'attribution fondamentale : jamaisle terrorisme politique ou religieux n'a été le fait d'actions isolées perpétrées par desi nstables et des couards.
Face aux attentats suicides, le problème est de comprendre pourquoi des individus non atteints de pathologies peuvent être suffisamment nombreux à réagir à des circonstances nouvelles pour permettre à des réseaux de mettre en oeuvre leur politique. Au Moyen-Orient, le contexte, tel qu'on le perçoit, qui permet aux kamikazes et à leurs artisans de s'exprimer passe par le sentiment collectif d'une injustice historique, d'une soumission politique et d'une humiliation sociale vis-à-vis des puissances mondiales et de leurs alliés, sentiment auquel s'oppose en contrepoids un espoir religieux. Ce n'est pas parce que l'on prend conscience de cette vision des choses qu'on l'accepte comme une réalité.
Par ailleurs, les gens ont tendance à croire que leur comportement parle pour eux, qu'eux considèrent le monde avec objectivité et que seuls les autres sont partisans et ont une vision déformée des événements. Les incompréhensions qui en résultent, encouragées par la propagande religieuse et idéologique, conduisent chacun des groupes antagonistes à interpréter la vision des événements de l'autre comme étant erronée, radicale et/ou irrationnelle. Diabolisation réciproque et guerre s'ensuivent alors. Il s'agit donc d'empêcher cette escalade dans les deux camps.
Toute notre société s'entend à reconnaître qu'en éliminant la pauvreté on élimine le crime. Selon le président Bush, “nous luttons contre la misère et le désespoir, le manque d'éducation et les Etats en faillite, ce qui, trop souvent, crée des conditions dont profitent les terroristes”. Lors d'une rencontre de lauréats du prix Nobel, le Sud- Africain Desmond Tutu et le Sud-Coréen Kim Dae-jung partageaient cet avis : “A la source du terrorisme se trouve la misère.” Et Elie Wiesel et le dalaï-lama de conclure : “C'est par l'éducation que l'on éliminera le terrorisme.” Cette hypothèse est, entre autres, soutenue par les travaux de l'économiste Gary Becker. Dans son modèle fondé sur les incitations, les délinquants sont des individus rationnels qui agissent par intérêt personnel. Les individus optent pour des activités illégales si le profit qu'ils peuvent en retirer est supérieur au risque qu'ils courent d'être repérés et incarcérés, et s'ils sont par ailleurs presque certains d'avoir un revenu moindre avec une activité légale (coût d'opportunité). Dans la mesure où les délinquants manquent de capacités professionnelles, ces coûts d'opportunité peuvent se révéler minimes. Et par conséquent le crime paie.
Cette théorie d'un choix rationnel ne permet pas de prendre en compte certains exemples de crimes violents (homicides domestiques, meurtres dus à la haine). Elle a encore moins de sens quand on l'applique aux attentats suicides. En règle générale, les kamikazes n'ont pas eu moins de chances que le reste de la population dont ils sont issus. Comme le souligne la presse arabe, si les martyrs n'avaient rien à perdre, leur sacrifice serait absurde. Quoi qu'il en soit, la perte relative d'un avantage économique ou social dans les classes éduquées peut encourager le soutien au terrorisme. Dans la période qui a précédé la première Intifada (1982-1988), le nombre de Palestiniens ayant passé plus de douze ans en milieu scolaire a doublé. Cela a coïncidé avec une augmentation brutale du chômage des étudiants par rapport aux lycéens. Le sous-emploi semble également être un facteur de recrutement pour Al Qaida et ses alliés dans le golfe Arabo-Persique.
Les kamikazes sont des hommes jeunes. C'est là leur seul point commun avec les membres d'organisations racistes violentes auxquels on les compare souvent. Dans l'ensemble, les auteurs d'attentats suicides ne présentent aucune caractéristique dysfonctionnelle sur le plan social (sans père, sans amis, sans emploi), ni aucun symptôme suicidaire. Ils n'expriment aucune crainte de leurs ennemis, aucun désespoir, aucun sentiment de n'avoir rien à perdre, d'être privés de toute possibilité matérielle qui serait liée à la rationalité économique.
Pour que cessent les attentats, peut-être devrions-nous nous efforcer de comprendre. Existe-t-il par exemple des différences réelles entre les groupes religieux et laïcs, entre le terrorisme idéologique et les mouvements qui opèrent par vengeance ? Pouvons nous établir une relation de cause à effet significative entre la politique et les actions de notre société et celles des organisations terroristes et de leurs partisans ? De fait, le programme culturel et politique de notre propre société semble jouer le rôle de catalyseur dans les volontés de fuir notre vision du monde (les talibans) ou de forger un contrepoids à l'échelle planétaire (Al Qaida). Mais sommes-nous à même de financer de telles recherches ? Comme dans le cas de l'usage, somme toute tendancieux, de l'idée de “terreur” en tant que concept politique, nos gouvernements et nos médias préféreront peut-être éviter de s'intéresser à ces relations, qui constituent pourtant un sujet d'analyse légitime si l'on veut savoir ce qu'est le terrorisme.
A long terme, notre société ne peut s'offrir le luxe d'ignorer les conséquences de ses propres actes, ni les causes qui motivent les actes des autres.
Al-Qaida, une realité mythifiée
« Le terrorisme a achevé sa révolution. De violence étatique visant initialement à instaurer un état de terreur, il renvoie aujourd'hui aux pratiques dirigées contre l'Etat lui-même, contre l'ordre social et politique. Pourtant, même en ayant adopté toutes les formes de la violence, en ayant poussé à son paroxysme l'expression de la violence pure, omniprésent qu'il est dans le discours médiatique, il est et reste un phénomène mouvant, insaisissable, introuvable. Ce sur quoi tout le monde s'accorde néanmoins est sa nature de menace. Il est une menace pour tout ordre sociopolitique établi, et, afortiori, pour tout ordre en construction. »
« S'étonner, c'est surmonter ce qui va de soi », disait Martin Heidegger. Démystifierl'univers fantasmatique entourant la mouvance djihadistes internationale Al-Qaida et mettre au jour les multiples enjeux liés à son existence a longtemps constitué l'objectif premier de ce travail. Une ambition délicate au vu des multiples écrits - souvent fantaisistes - publiés sur le sujet, n'émanant que trop rarement du monde musulman. La prédominance de document provenant des services de renseignement américains, le barrage de la langue arabe, lebâillonnement médiatique ou tout simplement un recul historique insuffisant risquait dcompromettre l'équilibre des points de vue et de galvauder une interprétation déjà quelque peu biaisée, puisque vue au travers du prisme de nos cadres de pensée occidentaux. Une ambition délicate également compte tenu de la nécessaire mise en doute permanente de la fiabilité des sources disponibles et de l'interconnexion des problèmes soulevés. Au-delà de ce dessein global de « déconstruction mythique », il s'est également agi de tenter d'expliquer les rouages d'un « système » bien rôdé (la vocation d'Al-Qaida apparaissant avant tout politique), alimenté par une idéologie simpliste détournant les préceptes coraniques de leur interprétation originelle. Non une critique ou un jugement de valeur, cette étude se veut simplement un modeste éclairage, un regard personnel estampillé du sceau de formations personnelles en journalisme et en sciences politiques.
Bien que ne s'inscrivant pas dans un cadre étatique défini, bien que ne représentant pasun groupe ou une organisation clairement identifiable, bien qu'oeuvrant dans le secret et la clandestinité en alliant opacité de fonctionnement et impressionnante faculté d'adaptation, ce phénomène opportuniste incarne une réalité dont les causes d'avènement s'inscrivent dans un vaste cadre historique. Un vide informationnel que les pouvoirs politiques et médiatiques ont longtemps cherché à combler. Servie par ces éléments de réponse variables distillés de façon éparse au gré de la conjoncture et des enjeux y afférents, la mouvance islamiste a pu se faire connaître au monde, séduire un public meurtri et se constituer progressivement un vivier de recrues potentielles à travers les continents. Si lutter efficacement contre un ennemi requiert indéniablement son identification, chercher à tout prix à étiqueter ce phénomène, à réduire son existence à une locution formatée, à un raccourci formel afin d'avoir l'impression que l'on a circonscrit le danger, est une politique contre-productive faussement rassurante. Certes, il est plus aisé d'affirmer que Oussama Ben Laden « se cache » derrière chaque attentat que de chercher les causes de ces actes. D'autant que cela évite la nécessité de la réflexion. Déclarer ouvertement la « guerre contre le terrorisme » et déployer une armada de moyens militaires et technologiques ultra perfectionnés à l'encontre d'une mouvance aux contours nébuleux n'a pas non plus grand intérêt. La capacité du Département américain de la Défense à donner une forme étatique à l'ennemi lui a toutefois permis d'affirmer son rôle dans la lutte antiterroriste, et d'influer sur la militarisation de la réponse. Effet pervers, cette politique impérialiste tend à diaboliser la religion musulmane et à exacerber les tensions ethniques.
Seul un travail analytique en amont, centré sur les racines culturelles, sociales, politiques et économiques ayant conduit au développement de réseaux djihadistes revendiquant l'unité panislamique, c'est-à-dire désireux de réunir tous les musulmans du monde sous l'autorité d'un seul et même califat, peut permettre d'harmoniser la lutte en proposant des solutions durables. D'autant que les réponses apportées face à cette menace, qui par sa forte imprégnation nihiliste remet en cause le socle des valeurs occidentales dans son entier, diffèrent de part et d'autre de l'Atlantique. L'Union européenne et les Etats-Unis ont en effet semblé adopter des approches totalement opposées, la première privilégiant la voie pénale, les seconds affichant clairement leurs ambitions et l'ampleur de leur réaction sous le concept de « guerre au terrorisme ». A la nature explicitement militaire de la réponse américaine, l'Union a opposé un souci de trouver un équilibre entre « la nécessité de réprimer efficacement les infractions terroristes et de garantir les libertés et droits fondamentaux »3. Ceci au point de donner l'impression d'une volonté bien plus grande de la part des dirigeants européens d'adopter une démarche équilibrée, mesurée, plus respectueuse des droits de l'homme. Aux Etats-Unis, les attaques du 11 septembre 2001 ont également renforcé l'Etat fédéral comme jamais sous une administration républicaine. Rien de tel ne fut observé dans l'Union européenne après les attentats madrilènes de mars 2004. Passées les déclarations de solidarité, force est de constaterque le sentiment patriotique s'est rapidement estompé, comme s'il n'était qu'unemanifestation épisodique. Bien que construite sur le renoncement à la guerre, avec la paix comme horizon de toutes ses actions initiales, la construction du projet européen a dû intégrer la lutte contre le terrorisme à ses différentes étapes évolutives, les questions de sécurité étant des éléments essentiels dans l'établissement de sa légitimité. Or, le discours est souvent trahi par les faits, et derrière la « guerre des mots » que se sont livrés l'Union européenne et les Etats-Unis, et la revendication de leurs différences, l'alignement de la première sur les seconds est réel. En effet, sur des points précis et extrêmement sensibles tels que la définition de l'infraction terroriste, les deux puissances se rejoignent en grande partie. Toutefois, la démarche holistique de la lutte antiterroriste contemporaine ne semble-t-elle pas dépasser les capacités de l'Union européenne ? Si la coopération avec les Etats-Unis paraît plus que jamais nécessaire, l'Union doit-elle nécessairement suivre la voie ouverte par ces derniers ? Si cette dernière s'est engagée moins loin dans la recherche d'efficacité des mesures, et est restée plus soucieuse de conserver un équilibre entre les exigences de sécurité et de liberté, dispose-t-elle seulement d'instruments régulateurs aussi puissants que les Etats-Unis ? Les deux partenaires semblent donc inégalement armés pour faire face aux déséquilibres nés de leur lutte commune.
Mais, que recouvre précisément le terme « Al-Qaida » ? Existe-t-il sous cette bannièremédiatique, popularisée par la justice américaine au lendemain des attentats contre les ambassades de Nairobi et de Dar es-Salaam, une organisation hiérarchisée mue par un dessein politique ou religieux clairement défini ? Est-elle l'expression d'un mal-être poussé à son paroxysme et/ou une entreprise messianique portée par un esprit conquérant ? Au milieu des années 1980, tandis que la guerre Froide affiche sa réalité concrète sur les terres afghanes, la résistance s'organise dans les bastions arabes, soutenus indirectement par un Etat américain empreint de revanche après la défaite au Vietnam. En 1984, la création du « Bureau des services » aux moudjahidin (MAK ou Makhtab al-khidamat al-mujahidin), chargé d'aiguiller vers l'Afghanistan les volontaires venus de tout le Moyen-Orient, marque les prémisses de ce que représente aujourd'hui la mouvance Al-Qaida. Pour réveiller les masses, une « avant-garde» était ainsi nécessaire, afin de les mener par l'exemple. Le djihad4 et le voyage en Afghanistan seront rapidement assimilés à des « rites de passages », le vétéran qui en revient étant auréolé du prestige de moudjahid. La pensée islamique radicale fait donc fusionner des éléments de la tradition religieuse5 avec la théorie révolutionnaire laïque afin de créer des idées exceptionnellement puissantes, attirantes et convaincantes. Attribuée à Abdullah Azzam, cheikh jordanien d'origine palestinienne très investi dans la guerre contre les Soviétiques en Afghanistan, la conceptualisation de la dite « base » islamiste - réunissant dans un même « répertoire » une réserve de combattants afghans prêts à mener d'autres djihad à l'encontre de régimes (musulmans ou non) jugés impies - ne constitue que la partie émergée d'un iceberg dont la genèse ne date pas d'hier.
Sur fond de colonisation, mu notamment par l'enjeu pétrolier, renchéri par les guerres Israélo-arabes attentant à l'identité religieuse musulmane et forgé au sein des madrasas(écoles coraniques), le sentiment anti-occidental exploité par Oussama Ben Laden repose sur un lit épais de violences historiques dont le souvenir traverse les générations. Ce sont les espoirs déçus, les frustrations et non la privation absolue qui motivent souvent l'action politique « révolutionnaire », expliquant ainsi la référence constante des militants islamistes à l'« humiliation » de l'oumma. Des militants qui considèrent, de leur point de vue, que l'islam est attaqué. Ils croient mener une bataille de la dernière chance pour la survie de leur société, de leur culture, de leur religion et de leur mode de vie. Le succès relatif du leader charismatique qu'incarne Oussama Ben Laden fut ainsi d'avoir pu opérer une fertilisation croisée entre sa conception oummiste (créer une communauté musulmane à l'échelle du monde) et les projets locaux des groupes islamo nationalistes désireux de régler d'abord leurs problèmes nationaux avant de livrer un combat planétaire. Aller au-delà des logiques locales essentiellement ethniques ou dépasser la division en factions constituait la motivation primordiale de Ben Laden pour poser les fondements d'Al-Qaida, cette convergence idéologique naissante l'ayant aidé à atteindre son objectif : prendre le djihad en Afghanistan comme modèle et le disséminer dans le reste du monde arabe, afin de pouvoir créer des oppositions islamistes capables de s'emparer du pouvoir.
Pour tenter de bouleverser l'agenda du monde, l'instrumentalisation médiatiqueconstitue une arme redoutable. S'adressant directement aux masses et relayant l'information partout dans le monde en un laps de temps très court, la télévision a notamment participé à l'édification du mythe d'Al-Qaida. En tant que relais idéologique, elle a fortement contribué à créer l'événement. Les nombreux messages d'Oussama Ben Laden (et, par la suite, de son fidèle prosélyte égyptien Ayman al-Zawahiri) enregistrés sur une bande vidéo de façon toujours décalée sur l'événement ont ensuite alimenté la rumeur. Ne faisant découvrir qu'un décor tellement incertain qu'il en devient irréel - une colline, une toile de tente -, ces films d'amateurs ont rapidement été remplacés par de simples bandes audio qui laissaient imaginer un autre visage. Les traits connus de son visage, émacié, souligné d'une longue barbe grise, coiffé d'un turban, son regard intense et le vague sourire absent que dessinent parfois ses lèvres, répondent, trop parfaitement peut-être, aux clichés que nourrit l'Occident à propos du mysticisme musulman. Nom commun devenu nom propre, « Al-Qaida » apparaît comme un sigle aux consonances exotiques, mais facilement prononçables et mémorisables pour un Occidental. Oussama Ben Laden reflète, quant à lui, une image du Mal et du fanatisme, laissant par ailleurs libre cours à l'imagination de par son caractère instable. Le maniement efficace de la terreur par le terrorisme devient dès lors une affaire de maîtrise médiatique mais aussi d'« instrumentalisation » des organes de communication et d'information. Les médias peuvent-ils en effet relater les faits relatifs aux violences terroristes sans relayer en même temps, volontairement ou non, les objectifs idéologiques ou autres, sous-tendus pas de tels actes ?
Ces considérations établies, une tentative de réponse à la question initialement posées'impose : Al-Qaida, mythe ou réalité ? On parlera volontiers de « réalité mythifiée ». En effet, si l'interprétation souvent déformée qui en est faite relève de l'univers mythologique en raison d'un abus de langage, les racines du mal-être qu'elle représente sont, quant à elles, bien réelles : l'échec des pays arabes face à Israël, la pauvreté, le sentiment d'injustice, l'absence de démocratie, les déséquilibres économiques et sociaux, génèrent désespoirs et frustrations extrêmes. Par ailleurs, la montée en puissance de la menace s'inscrit dans un contexte international porteur pour Al-Qaida : l'absence de réelle solution politique dans le conflit israélo-palestinien, l'enlisement américain en Irak et l'écho des mises en alertes répétées dans les sociétés occidentales constituent pour la mouvance des moudjahidin un succès. Aujourd'hui et bien que fort divisés sur la question, un grand nombre d'experts s'accordent pour affirmer que le nouveau visage d'Al-Qaida « est devenu un réseau de groupes influencés par Al Qaida », une sorte de système franchisé grâce à la propagation vigoureuse de son idéologie de djihad mondial. Les précédents madrilène et londonien ont montré justement que l'activation d'une cellule, composée de terroristes autochtones, pouvait s'opérer en totale indépendance vis-à-vis des premiers cercles, voire de l'ensemble de la mouvance islamiste. De l'ordre du concept, voire du précepte, Al-Qaida au sens strict se réduirait aujourd'hui, pour d'autres spécialistes, à un « épiphénomène ». Non l'organisateur proprement dit, Oussama Ben Laden serait désormais l'inspirateur d'une communauté virtuelle dispersée au sein du globe, mais dont la force réside dans sa potentialité d'existence et d'action.
« S'étonner, c'est surmonter ce qui va de soi », disait Martin Heidegger. Démystifierl'univers fantasmatique entourant la mouvance djihadistes internationale Al-Qaida et mettre au jour les multiples enjeux liés à son existence a longtemps constitué l'objectif premier de ce travail. Une ambition délicate au vu des multiples écrits - souvent fantaisistes - publiés sur le sujet, n'émanant que trop rarement du monde musulman. La prédominance de document provenant des services de renseignement américains, le barrage de la langue arabe, lebâillonnement médiatique ou tout simplement un recul historique insuffisant risquait dcompromettre l'équilibre des points de vue et de galvauder une interprétation déjà quelque peu biaisée, puisque vue au travers du prisme de nos cadres de pensée occidentaux. Une ambition délicate également compte tenu de la nécessaire mise en doute permanente de la fiabilité des sources disponibles et de l'interconnexion des problèmes soulevés. Au-delà de ce dessein global de « déconstruction mythique », il s'est également agi de tenter d'expliquer les rouages d'un « système » bien rôdé (la vocation d'Al-Qaida apparaissant avant tout politique), alimenté par une idéologie simpliste détournant les préceptes coraniques de leur interprétation originelle. Non une critique ou un jugement de valeur, cette étude se veut simplement un modeste éclairage, un regard personnel estampillé du sceau de formations personnelles en journalisme et en sciences politiques.
Bien que ne s'inscrivant pas dans un cadre étatique défini, bien que ne représentant pasun groupe ou une organisation clairement identifiable, bien qu'oeuvrant dans le secret et la clandestinité en alliant opacité de fonctionnement et impressionnante faculté d'adaptation, ce phénomène opportuniste incarne une réalité dont les causes d'avènement s'inscrivent dans un vaste cadre historique. Un vide informationnel que les pouvoirs politiques et médiatiques ont longtemps cherché à combler. Servie par ces éléments de réponse variables distillés de façon éparse au gré de la conjoncture et des enjeux y afférents, la mouvance islamiste a pu se faire connaître au monde, séduire un public meurtri et se constituer progressivement un vivier de recrues potentielles à travers les continents. Si lutter efficacement contre un ennemi requiert indéniablement son identification, chercher à tout prix à étiqueter ce phénomène, à réduire son existence à une locution formatée, à un raccourci formel afin d'avoir l'impression que l'on a circonscrit le danger, est une politique contre-productive faussement rassurante. Certes, il est plus aisé d'affirmer que Oussama Ben Laden « se cache » derrière chaque attentat que de chercher les causes de ces actes. D'autant que cela évite la nécessité de la réflexion. Déclarer ouvertement la « guerre contre le terrorisme » et déployer une armada de moyens militaires et technologiques ultra perfectionnés à l'encontre d'une mouvance aux contours nébuleux n'a pas non plus grand intérêt. La capacité du Département américain de la Défense à donner une forme étatique à l'ennemi lui a toutefois permis d'affirmer son rôle dans la lutte antiterroriste, et d'influer sur la militarisation de la réponse. Effet pervers, cette politique impérialiste tend à diaboliser la religion musulmane et à exacerber les tensions ethniques.
Seul un travail analytique en amont, centré sur les racines culturelles, sociales, politiques et économiques ayant conduit au développement de réseaux djihadistes revendiquant l'unité panislamique, c'est-à-dire désireux de réunir tous les musulmans du monde sous l'autorité d'un seul et même califat, peut permettre d'harmoniser la lutte en proposant des solutions durables. D'autant que les réponses apportées face à cette menace, qui par sa forte imprégnation nihiliste remet en cause le socle des valeurs occidentales dans son entier, diffèrent de part et d'autre de l'Atlantique. L'Union européenne et les Etats-Unis ont en effet semblé adopter des approches totalement opposées, la première privilégiant la voie pénale, les seconds affichant clairement leurs ambitions et l'ampleur de leur réaction sous le concept de « guerre au terrorisme ». A la nature explicitement militaire de la réponse américaine, l'Union a opposé un souci de trouver un équilibre entre « la nécessité de réprimer efficacement les infractions terroristes et de garantir les libertés et droits fondamentaux »3. Ceci au point de donner l'impression d'une volonté bien plus grande de la part des dirigeants européens d'adopter une démarche équilibrée, mesurée, plus respectueuse des droits de l'homme. Aux Etats-Unis, les attaques du 11 septembre 2001 ont également renforcé l'Etat fédéral comme jamais sous une administration républicaine. Rien de tel ne fut observé dans l'Union européenne après les attentats madrilènes de mars 2004. Passées les déclarations de solidarité, force est de constaterque le sentiment patriotique s'est rapidement estompé, comme s'il n'était qu'unemanifestation épisodique. Bien que construite sur le renoncement à la guerre, avec la paix comme horizon de toutes ses actions initiales, la construction du projet européen a dû intégrer la lutte contre le terrorisme à ses différentes étapes évolutives, les questions de sécurité étant des éléments essentiels dans l'établissement de sa légitimité. Or, le discours est souvent trahi par les faits, et derrière la « guerre des mots » que se sont livrés l'Union européenne et les Etats-Unis, et la revendication de leurs différences, l'alignement de la première sur les seconds est réel. En effet, sur des points précis et extrêmement sensibles tels que la définition de l'infraction terroriste, les deux puissances se rejoignent en grande partie. Toutefois, la démarche holistique de la lutte antiterroriste contemporaine ne semble-t-elle pas dépasser les capacités de l'Union européenne ? Si la coopération avec les Etats-Unis paraît plus que jamais nécessaire, l'Union doit-elle nécessairement suivre la voie ouverte par ces derniers ? Si cette dernière s'est engagée moins loin dans la recherche d'efficacité des mesures, et est restée plus soucieuse de conserver un équilibre entre les exigences de sécurité et de liberté, dispose-t-elle seulement d'instruments régulateurs aussi puissants que les Etats-Unis ? Les deux partenaires semblent donc inégalement armés pour faire face aux déséquilibres nés de leur lutte commune.
Mais, que recouvre précisément le terme « Al-Qaida » ? Existe-t-il sous cette bannièremédiatique, popularisée par la justice américaine au lendemain des attentats contre les ambassades de Nairobi et de Dar es-Salaam, une organisation hiérarchisée mue par un dessein politique ou religieux clairement défini ? Est-elle l'expression d'un mal-être poussé à son paroxysme et/ou une entreprise messianique portée par un esprit conquérant ? Au milieu des années 1980, tandis que la guerre Froide affiche sa réalité concrète sur les terres afghanes, la résistance s'organise dans les bastions arabes, soutenus indirectement par un Etat américain empreint de revanche après la défaite au Vietnam. En 1984, la création du « Bureau des services » aux moudjahidin (MAK ou Makhtab al-khidamat al-mujahidin), chargé d'aiguiller vers l'Afghanistan les volontaires venus de tout le Moyen-Orient, marque les prémisses de ce que représente aujourd'hui la mouvance Al-Qaida. Pour réveiller les masses, une « avant-garde» était ainsi nécessaire, afin de les mener par l'exemple. Le djihad4 et le voyage en Afghanistan seront rapidement assimilés à des « rites de passages », le vétéran qui en revient étant auréolé du prestige de moudjahid. La pensée islamique radicale fait donc fusionner des éléments de la tradition religieuse5 avec la théorie révolutionnaire laïque afin de créer des idées exceptionnellement puissantes, attirantes et convaincantes. Attribuée à Abdullah Azzam, cheikh jordanien d'origine palestinienne très investi dans la guerre contre les Soviétiques en Afghanistan, la conceptualisation de la dite « base » islamiste - réunissant dans un même « répertoire » une réserve de combattants afghans prêts à mener d'autres djihad à l'encontre de régimes (musulmans ou non) jugés impies - ne constitue que la partie émergée d'un iceberg dont la genèse ne date pas d'hier.
Sur fond de colonisation, mu notamment par l'enjeu pétrolier, renchéri par les guerres Israélo-arabes attentant à l'identité religieuse musulmane et forgé au sein des madrasas(écoles coraniques), le sentiment anti-occidental exploité par Oussama Ben Laden repose sur un lit épais de violences historiques dont le souvenir traverse les générations. Ce sont les espoirs déçus, les frustrations et non la privation absolue qui motivent souvent l'action politique « révolutionnaire », expliquant ainsi la référence constante des militants islamistes à l'« humiliation » de l'oumma. Des militants qui considèrent, de leur point de vue, que l'islam est attaqué. Ils croient mener une bataille de la dernière chance pour la survie de leur société, de leur culture, de leur religion et de leur mode de vie. Le succès relatif du leader charismatique qu'incarne Oussama Ben Laden fut ainsi d'avoir pu opérer une fertilisation croisée entre sa conception oummiste (créer une communauté musulmane à l'échelle du monde) et les projets locaux des groupes islamo nationalistes désireux de régler d'abord leurs problèmes nationaux avant de livrer un combat planétaire. Aller au-delà des logiques locales essentiellement ethniques ou dépasser la division en factions constituait la motivation primordiale de Ben Laden pour poser les fondements d'Al-Qaida, cette convergence idéologique naissante l'ayant aidé à atteindre son objectif : prendre le djihad en Afghanistan comme modèle et le disséminer dans le reste du monde arabe, afin de pouvoir créer des oppositions islamistes capables de s'emparer du pouvoir.
Pour tenter de bouleverser l'agenda du monde, l'instrumentalisation médiatiqueconstitue une arme redoutable. S'adressant directement aux masses et relayant l'information partout dans le monde en un laps de temps très court, la télévision a notamment participé à l'édification du mythe d'Al-Qaida. En tant que relais idéologique, elle a fortement contribué à créer l'événement. Les nombreux messages d'Oussama Ben Laden (et, par la suite, de son fidèle prosélyte égyptien Ayman al-Zawahiri) enregistrés sur une bande vidéo de façon toujours décalée sur l'événement ont ensuite alimenté la rumeur. Ne faisant découvrir qu'un décor tellement incertain qu'il en devient irréel - une colline, une toile de tente -, ces films d'amateurs ont rapidement été remplacés par de simples bandes audio qui laissaient imaginer un autre visage. Les traits connus de son visage, émacié, souligné d'une longue barbe grise, coiffé d'un turban, son regard intense et le vague sourire absent que dessinent parfois ses lèvres, répondent, trop parfaitement peut-être, aux clichés que nourrit l'Occident à propos du mysticisme musulman. Nom commun devenu nom propre, « Al-Qaida » apparaît comme un sigle aux consonances exotiques, mais facilement prononçables et mémorisables pour un Occidental. Oussama Ben Laden reflète, quant à lui, une image du Mal et du fanatisme, laissant par ailleurs libre cours à l'imagination de par son caractère instable. Le maniement efficace de la terreur par le terrorisme devient dès lors une affaire de maîtrise médiatique mais aussi d'« instrumentalisation » des organes de communication et d'information. Les médias peuvent-ils en effet relater les faits relatifs aux violences terroristes sans relayer en même temps, volontairement ou non, les objectifs idéologiques ou autres, sous-tendus pas de tels actes ?
Ces considérations établies, une tentative de réponse à la question initialement posées'impose : Al-Qaida, mythe ou réalité ? On parlera volontiers de « réalité mythifiée ». En effet, si l'interprétation souvent déformée qui en est faite relève de l'univers mythologique en raison d'un abus de langage, les racines du mal-être qu'elle représente sont, quant à elles, bien réelles : l'échec des pays arabes face à Israël, la pauvreté, le sentiment d'injustice, l'absence de démocratie, les déséquilibres économiques et sociaux, génèrent désespoirs et frustrations extrêmes. Par ailleurs, la montée en puissance de la menace s'inscrit dans un contexte international porteur pour Al-Qaida : l'absence de réelle solution politique dans le conflit israélo-palestinien, l'enlisement américain en Irak et l'écho des mises en alertes répétées dans les sociétés occidentales constituent pour la mouvance des moudjahidin un succès. Aujourd'hui et bien que fort divisés sur la question, un grand nombre d'experts s'accordent pour affirmer que le nouveau visage d'Al-Qaida « est devenu un réseau de groupes influencés par Al Qaida », une sorte de système franchisé grâce à la propagation vigoureuse de son idéologie de djihad mondial. Les précédents madrilène et londonien ont montré justement que l'activation d'une cellule, composée de terroristes autochtones, pouvait s'opérer en totale indépendance vis-à-vis des premiers cercles, voire de l'ensemble de la mouvance islamiste. De l'ordre du concept, voire du précepte, Al-Qaida au sens strict se réduirait aujourd'hui, pour d'autres spécialistes, à un « épiphénomène ». Non l'organisateur proprement dit, Oussama Ben Laden serait désormais l'inspirateur d'une communauté virtuelle dispersée au sein du globe, mais dont la force réside dans sa potentialité d'existence et d'action.
le terrorisme
ASYMETRIEI DES MOYENS ET ASYMETRIE MORALE
Un affrontement rangé à visage découvert ou à visière levée entre terroristes ou guérilleros et une armée régulière est impossible, il y aurait à peine de quoi faire une manchette aux nouvelles du jour. D’où la nécessité de recourir à des tactiques originales qui sont l’arme des faibles ou des minoritaires. Vu le déséquilibre effarant des forces militaires classiques, certains prévoient que dans l’avenir le terrorisme sera de plus en plus fréquent pour résoudre les conflits à l’extérieur ou à l’intérieur des nations, conflits politiques, religieux, tribaux, mafieux, etc.
« La terreur est le langage du 21e siècle. Si je veux quelque chose, je vous terrorise afin de l’obtenir » (Omar Bakri Mohammed, dirigeant d’un groupe terroriste à Londres.)
OBJECTIF. SEMERLA TERREUR. Petits moyens, gros effets.
Le but n’est pas de conquérir, d’éliminer un adversaire, mais de terroriser une population pour faire connaître ses protestations ou ses revendications, révéler des injustices vraies ou fausses. Un des théoriciens du terrorisme, professait : « L’important n’est pas de tuer cent ou mille personnes, mais de terroriser cent milles personnes ». A New York les victimes de l’attentat du World Trade sont moins nombreuses que les victimes des accidents de la route pendant un mois, mais depuis toute l’Amérique tremble, on change les lois, multiplie les contrôles et les enquêtes, enferme qui a mauvais teint, improvise des ripostes. L’attentat aurait coûté moins de 1 million de dollars mais aurait causé des pertes économiques évaluées à 40 milliards de dollars, un rapport bénéfice de 1/40 000. « Qu’est-ce qu’on a bien pu faire pour qu’on nous haïsse tant » disaient de braves âmes portées à l’examen de conscience. Le deuil fut presque universel à part les enfants de Palestine qui, pour une soirée, dansaient dans les rues, avant qu’on leur coupe leur plaisir de peur de… Et tout ça, à partir de petits couteaux qu’on trouve dans les magasins à 1$, un « emprunt » de quelques avions de ligne qui étaient disponibles et beaucoup d’intelligence et d’audace qui compensent la faiblesse évidente par la ruse et la surprise. Un couteau de cuisine bien aiguisé dans une main experte et décidée et une caméra de télévision tiennent en haleine des conseils de ministres jours et nuits. Une solide corde qui permet de traîner un soldat par les rues de Mogadiscio sème la panique dans l’armée la plus puissante de l’histoire qui s’empresse de regagner bateaux et hélicoptères « sans tambours ni trompettes », ni même un timide « Au revoir ».
l’arme ABSOLUe : l’attentat suicide.
Dans toutes les guerres ou les entreprises de subversion les attaquants risquent leur vie et tentent, tout en faisant la guerre, de s’en tirer… pour parader un jour sur la rue principale sous les confettis et émus par l’agitation des petits drapeaux par les enfants de la maternelle. Les mots pour le dire.
Japonais, chrétiens et féministes aux aboies… Les Japonais qui on inventé les Kamikazes protestent contre l’abus du terme. Le prototype ne visait, dans un contexte de guerre, que des cibles militaires (pas les marchés et les autobus) et agissait au nom de l’Empereur (pas au nom d’Allah) qui incarnait la nation. Les chrétiens déplorent qu'on mêle la divinité à ces horreurs. Les martyrs chrétiens subissaient la mort plutôt que de renier leur foi, les martyrs d'aujourd’hui acceptent de mourir en donnant la mort pour imposer leur foi en vue d’une récompense céleste… Les féministes déjà révoltées par la femme repos du guerrier sont outragées de voir la virginité (multiplié par 72) servir d'appât et de récompense à ceux qui se font sauter dans des autobus pleins de femmes et d'enfants… On compte organiser des sauteries plus conventionnelles avec des prix plus modestes.
Le terroriste moderne dans sa version kamikaze va un cran au-delà, il accepte au départ de sacrifier sa propre vie, en espérant une compensation dans un au-delà auquel il croit ou en fuyant ce qu’il estime être un enfer. C’est sa force et sa puissance de frappe. Quatre attentats ont eu lieu contre De Gaulle. Ils ne furent par fatals parce que les agresseurs se réservaient une porte de sortie pour s’échapper. Si l’un d’entre eux avait été prêt à sacrifier sa vie, il est fort probable que De Gaulle n’aurait pas échappé à la tentative d’assassinat. Le bouclier « à Bush » est impuissant contre ces agresseurs résolus. (Gus, 125 attentats-suicide en Irak en 16 mois. NYT. 04/10/10) (Selon les officiels américains, en 2007 une moyenne de 42 par mois. NYT 04/05/07) (Trois quarts des attentas-suicide dans le monde depuis 1960 se sont produits depuis 2001. Rand corporation 2005) Des détecteurs d’anthrax ou d’uranium, à la limite un détecteur d’idées suicidaires, seraient autrement plus utiles. Un cordonnier pourrait être plus utile pour vérifier l’intérieur des semelles de soulier (Gus, tu vois ce nouveau corps de l’armée : les cordonniers renifleurs).
(Sept. 07 : 3773 militaires américains tués, 27 767 blessés ou d’accidentés dans l’armée Irakiens tués : entre 70 000 et 80 000. Coût de la guerre : 333 milliards US. Certains ont noté que l’attentât suicide n’est pas nécessairement motivé par une foi religieuse, mais surtout par sa valeur stratégique, son efficacité et le moindre coût en effectif humain. Trente-quatre pays ont subi ce genre d'attentat. M. Pape a recensé 384 attentats-suicides entre la guerre du Liban et 2003; 43% seulement étaient soutenus et inspirée par des religions organisées. Les autres se voulaient purement stratégiques et s’inspiraient d’idéaux laïques ou même marxistes. Il faut que la haine, les frustrations, l’endoctrinement ou l’espérance d’une récompense céleste pour qu’on aille jusqu’à l’attentat suicide en famille. Dans les tentatives d’attentats à Londres (été 2006), un couple comptait monter à bord d’un avion avec leur bébé et le biberon plein d’un explosif liquide. D’où par précaution, par la suite les mères étaient obligées de boire, pour les tester, quelques gorgées des biberons qu’elles devaient apporter. L’effet psychologique peut être considérable mais si l’on considère le nombre de victimes ou les dégâts, rien de comparable avec ce qui s’est passé au Rwanda ou se passe au Darfour. Le plus souvent : guère plus de victimes qu’un bon week-end d’accidents de la circulation dans les pays concernés…Mais les manchettes des journaux, le télé journal, les images font la différence. Pour semer la terreur rien de mieux que faire les manchettes des journaux et de la télévision. L’efficacité au plan militaire est également considérable : un kamikaze est aussi efficace que douze soldats. Un spécialiste a évalué la « puissance » des kamikazes par le temps qui court : en moyenne chacun a entraîné avec lui dans la mort 13 personnes. Et pas de pensions ou de salaires à payer par le pays ou le parti ou les mouvements qui les utilisent.
Entendu à la télévision : Khalid Khamaja, pakistanais proche de Ben Laden : « Nous sommes un milliard et demi de musulmans. Imaginez si 1% de ce nombre, 15 millions de personnes, choisissent de mourir. S’ils tuent un, ou deux ou trois millions de personnes,… nous aurons alors gagné ! » Religion, frustration, ressentiment et fièvre nationaliste aidant, le sacrifice personnel, par son panache, sanctifie toutes les horreurs et innocente toutes les apocalypses … au moins auprès de ceux qui veulent bien le croire. Que des jeunes, idéalistes, facilement influençables et fortement endoctrinés, soient fascinés par la gloire posthume et la promesse des 72 vierges qui attendent les martyrs, on peut le comprendre. C’est plus étonnant quand l’auteur d’un attentat suicide est une vielle dame de 68 ans (Fatma Omar anNajar le 24 nov. .06).
Suicide et modestie… En Occident, sans doute à cause de notre tradition judéo-chrétienne, comme on aime à dire dans les CegeP, le suicide s’entoure de discrétion, un peu honteux, dans un réduit, dans un boisé, loin de tout spectateur éventuel. On cultive un certain suspense. La surprise est pour le lendemain …
De ce temps-ci, en d'autres mondes, la vanité s’est emparée des suicidés. L’acte est devenu ostentatoire. On se suicide en public et bruyamment, à la vue de tous; on pavoise, on se donne en spectacle, on néglige le suspense, l’effet de surprise est total : dans les marchés publics, dans les métros ou dans les autobus… Ça se sait tout de suite, du moins les témoins n’ont pas le temps d'en douter ou de s’interroger sur les motifs de l’acte. Le judo moral au niveau dela guerre.
L’art du Judo consiste à tourner à son avantage la force de l’adversaire. Il est de bonne guerre aujourd’hui d’utiliser à son profit les principes moraux de l’adversaire, de s’en servir comme levier pour mieux y résister ou en triompher. Certaines nations, par principes ou par peur d’être honnies, s’interdisent de bombarder les écoles, de tuer les enfants volontairement. Excellente raison pour les autres de cacher armes et défenses aériennes dans les hôpitaux ou les écoles. Double avantage à la manœuvre: on protège son armement ou si s’il y a malgré tout ou par inadvertance bombardement, l’adversaire se discrédite moralement et est l’objet de l’indignation universelle dans tous les journaux ou les télévisions de la Planète. A Belgrade, on dansait sur les ponts la nuit pour empêcher les Américains de les bombarder. Est-ce que le procédé est efficace en l’absence de toute télévision et avec tous les ennemis… ??? Avec d’autres adversaires peut-être qu’il eut été plus prudent de se terrer dans son sous-sol… quitte à y danser. Les forces deviennent symétriques quand les deux camps fonctionnent avec la même rigueur (les conventions internationales) ou avec la même sauvagerie ou barbarie (sans vouloir insulter les « sauvages » ou les anciens « barbares »). Durant la dernière guerre, les résistants faisaient sauter un pont, l’occupant rassemble les notables de la place et les fusille. Une pratique qui a le don de solidifier les ponts.
Rampe de lancement montée sur un vieux camion dans un quartier résidentiel au Liban (1/08/06). Les tireurs sans uniforme sont prêts à se perdre dans la foule. On fait sauter un autobus plein d’innocents pour défendre sa cause. Si on prenait 100 prisonniers de la « cause » et les fusillaient immédiatement, peut-être que le service d’autobus ne serait plus perturbé. Les pays, les nations, les groupes, les individus peuvent se ranger en deux catégories : ceux qui luttent une main attachée dans le dos arrêtés par un minimum de principes moraux ou de conventions internationales et ceux qui peuvent sans scrupules lutter les deux bras bien dégagés.
« S’il est vrai que la réaction au terrorisme doit respecter la primauté du droit, il reste que la Constitution n’est pas un pacte de suicide » Juge Louise Arbour…
Témoignage du “marine” J. K. 21 ans, de Chicago, actuellement en Irak: « Ils ne nous donnent aucune chance, ils ne nous font pas de quartier. Ils attrapent des gens et les décapitent. Ils connaissent nos limites n’ont pas de limite. On ne peut entrer en compétition avec eux. » (Wash. Post, 2004/10/10).
Un beau sujet de recherche pour approfondir ce thème : Dans les derniers conflits, combien de pays ou de factions ont poursuivi et condamné leurs propres combattants, non seulement pour traîtrise ou lâcheté (c’est fréquent et habituellement expéditif), mais pour avoir eu recours contre l’adversaire à des actions ou à des opérations jugées scandaleuses, immorales, contraires aux codes internationaux ?
4. Le principe du TITANIC. « Les femmes et les enfants d’abord »
Dans toutes guerres malheureusement, des victimes sont des enfants, des malades ou des non combattants qu’on considère hypocritement ou pudiquement comme des dommages « collatéraux ». Les pays ayant atteint un certain degré de civilisation tentent d’éviter dans la mesure du possible ce type de victimes. Pour le terroriste, au contraire, c’est un objectif premier parce qu’il est plus facile et surtout parce qu’il généralise la terreur. Le message est que personne, si innocente soit-elle apparemment, n’échappe à la terreur. L’ « autre » dès sa naissance, peu importe son sexe, est marqué par une faute originelle qu’il doit bien expier. Autrefois la guerre était une affaire de soldats (c’est vrai que les femmes étaient parfois le butin du combattant) et les morts se comptaient surtout parmi eux. Dans la guerre moderne, avec fusées et bombes larguées du ciel, on compte plus de victimes parmi la population civile que parmi les soldats, surtout plus que parmi ceux qui sont derrière les boutons qui larguent les bombes et les spécialistes qui ont calculé les trajectoires les plus efficaces. La guerre d’Irak (05/08) a fait à peine deux milliers de victimes américaines, 25 milles morts (et indirectement beaucoup plus) du coté des Irakiens; l’énorme majorité ne sont certainement pas des soldats de la vieille garde de Saddam. Innocents pour innocents, il y a de quoi faire oublier les 3000 morts du WTC si l’équité ou la proportion en ce domaine relevait des mathématiques. « Hier matin à la radio, les gens appelaient pour commenter les attentats de Londres, pour dire que les Britanniques avaient bien couru après.
Ces gens-là sont des salauds. Personne ne mérite d'être tué, brûlé, estropié, traumatisé ou défiguré, parce que des malades mentaux, qui lisent le Coran comme des myopes, décident d'agir contre la présumée décadence de l’Occident. Hier matin, il y avait des Québécois qui faisaient un lien, entre l’implication britannique en Irak et la lâche boucherie du 7 juillet 2005. Ces gens là n’ont pas de dignité. » Patrick Lagacé Journal de Montréal 8 juillet 2005 5. Le bouclier moral.
Madame Louise Arbour, haut commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, semble sanctionner la manœuvre en condamnant énergiquement ceux qui visent à neutraliser ceux qui leur tirent dessus et se cachent derrière femmes et enfants… Ou pire quand les femmes suivis des enfants prennent l’initiative de protéger le terroriste menacé en s’interposant. Gus, Bof se demande avec les progrès modernes pourquoi les fantassins des guerres d’autrefois s’embarrassaient de cote de mailles ou de gilet pare balle, alors qu’il aurait été si simple d’amener avec eux femmes et enfants. On n’arrête pas le progrès !
Mettre femmes et enfants en première ligne de front pour protéger les précieux soldats qui se font de plus en plus rares. C’est une autre forme de manipulation des principes moraux de l’adversaire. En l’absence de principes moraux, du moins à cet égard, dans les deux camps la manœuvre est inutile ou tourne en boucherie (guerre Iran-Irak). Dans la même veine, on laisse jouer les enfants en zone de danger pour en faire des martyrs et de belles photos de victimes innocentes pour le journal télévisé à l’étranger. L’enfant, mort évidemment, et préférablement dans les bras de sa mère, est une autre forme de l’arme « absolue » du pauvre en temps de mondialisation de l’information visuelle. LA MANIPULATION DES MEDIAS…
De l’utilisation médiatique des femmes et des enfants, préférablement morts et encore mieux, décapités… S’ils se trouvent en position de défensive, les terroristes savent contrôler les médias pour le maximum d’effets… et les journalistes sont tout contents d'avoir de belles photos sanguinolentes à point, encore chaudes, pour le journal de 20 heures… On range les cadavres en ligne, en décapite quelques uns pour maximiser l’impact psychologique, et les journalistes, du moins les plus naïfs sont invités à constater la cruauté et l’inhumanité des ennemis. Évidemment ce sont encore seulement des femmes et des enfants ou des vieillards. Les adultes en age de lancer des fusées ou de tenir une mitrailleuse sont sans doute occupés ailleurs ou réapparaissent comme brancardiers et guides informels des journalistes. On contrôle autant ce que les victimes ont à dire que les journalistes qui s’aviseraient de vouloir contre interroger ou vérifier s’il n’y aurait pas d’armes cachés sous les décombres C’est la guerre moderne, la guerre psychologique. On montre bien que ce que l’on veut montrer et ce qui soulèvera l’indignation mondiale contre l’adversaire du moment. On a revu dans différents reportages les mêmes pleureuses professionnelles. Tant qu’à vouloir bien faire.
De la fabrication des images à défaut d’usines d’armement. Gus, tu te souviens de cette image que les télévisions, revues et journaux du monde entier ont rapportée. Un père et un fils se cachent des balles israéliennes et le fils sera atteint. Le film est diffusé d'abord par une chaîne française et est devenu un symbole dans le monde arabe. Trois documentaires, des études et un livre, de différents pays et d’horizons variés, ont analysé minutieusement les images et ils ont tous conclu à un montage trompeur…. pour la propagande et la télévision occidentale… où on s’est fort ému devant les images, prises sur le vif… avec commentaire approprié. La chaîne française responsable a même accusé de diffamation ceux qui ont révélé l’artifice. On se refuse à montrer les films originaux d’avant le montage. Un procès est en cours. Douter de l’authenticité des faits, comme plusieurs spécialistes l’on fait, plaide-t-on, c’est « porter atteinte à l’honneur de la France »
Dans les pays civilisés, on cache et voile les cadavres des victimes, comme une dernière marque de respect, ici ce sont encore des guerriers de la guerre psychologique que l’on n’hésite pas à conscrire pour un dernier service à la cause. S’il manque des cadavres, on se charge d’en déplacer pour faire une meilleure image, une image pieuse, pour les belles âmes qui se trémousseront d’indignation en voyant les reportages et oublieront d’autant mieux les horreurs que l’on a pu commettre… les adolescents que l’on a envoyés se faire sauter dans les autobus et les cinquantaine de morts… L’INTIMIDATION.
Une fatwa signé par un Imam qui a une quelconque notoriété peut faire taire tous les collègues ou media qui n’ont pas autant de couilles que le premier qui a osé parler ou dire quelque chose qui n’a pas l’heur de plaire à un intégriste. L’Inquisition express… ou instantané comme le café… sans s’embarrasser de confrontation. Encore plus efficace quand il s’agit de réduire quiconque au silence.
Garder l’initiative de l’attaque et utilisation dela surprise. L’adversaire dépense et épuise ses énergies à protéger tout son territoire à l’année longue, alors que l’attaque aura lieu au moment où le groupe terroriste aura choisi contre toute attente de l’adversaire. On ne sait plus où donner de la tête (ou des fusées), on contre-attaque là où les terroristes ne sont pas, on gaspille son capital moral auprès de la communauté internationale (combien de peuples (vs gouvernements) ont approuvé l’attaque unilatérale de l’Irak ???? ***) et suprême ironie, on multiplie les terroristes comme dans des incubateurs de sorte qu’ils n’ont plus à courir après leurs victimes potentielles qui se mettent à leur portée (Leur devise : « An American a day keeps the hell away ». Gus, c’est une adaptation du vieil aphorisme des Aztèques : « A virgin a day sacrificed to the Gods keep the sun raising every morning »). De plus ils sauront bien frapper au moment de leur choix, quand on ne croira plus aux alertes oranges, cailles, rouges, etc. et à l’endroit de leur choix pour renouveler l’expérience qui a été si efficace, quitte à ramper sous terre si par miracle le bouclier spatial à Bush devenait opérationnel.
LA PRISE D’OTAGES ET LE CHANTAGE.
Personne n’est à l’abri. Usant à fond de l’asymétrie des principes, soldats, combattants, dirigeants, femmes, enfants, poupons, coopérants, médecins sans frontières, etc. peuvent servir de monnaie d’échange pour faire connaître ses récriminations et opérer un gain stratégique pour la cause. La facilité de la prise et l’impact télévisuel sont les principaux critères de sélection. L’innocence c'est bien beau, mais encore faut-il qu’elle serve à quelque chose ou du moins à la cause. Une simple décapitation d’un camionneur peut avoir un effet comparable à l’effondrement de buildings. Et ça peut faire retourner chez eux ventre à terre des combattants gagnés par la trouille et qui se demandaient de toutes façons ce qu’ils faisaient là.
Et le sort d’une ou deux personnes bien identifiées, innocentes autant que possible, peut faire oublier les quelques millions de victimes anonymes qui en d’autres temps ont sacrifié leur vie pour nous permettre de vivre en liberté et à l’abri de la terreur. Négocier ou payer les rançons ?? Si par miracle, les revendications étaient manifestement justes. Peut être et encore !! Du moins on le prétend : « Mes enfants morts contre vos enfants qui vont mourir » (un terroriste à Beslan). Mais céder quoi que ce soit dans de telles circonstances, le couteau sous la gorge (ou la gorge des otages), revient à consacrer l’efficacité du procédé, à conférer un statut de héros aux auteurs et a pour effet de multiplier les prises d’otages. À la limite un pays (du moins sa conduite et sa politique) serait à la merci de ceux pour qui tuer enfants ou camionneurs est un mode de vie, tout au moins un moyen d’expression ou de ventilation de leurs récriminations.
Sacrifier une, deux ou trois otages est terrible, pour les victimes évidemment et pour ceux qui ont à prendre les décisions, mais c’est la meilleure manière de se défendre contre cet accès de barbarie en prouvant son inefficacité, en renvoyant les auteurs à leur stat de lâches et de criminels. Ces sacrifices permettent de sauver des centaines d’autres victimes éventuelles dans le futur. Les victimes iront rejoindre les centaines de milliers de ceux qui sont morts dans le passé pour garantir à une nation le droit de vivre dans la décence et la liberté. Comment négocier avec quelqu’un qui est prêt à tuer et à se tuer à moins de procéder à une escalade dans l’horreur. Variante apolitique et mafieuse : Dans certains pays le rançonnage privé est fort lucratif. C’est considéré comme un métier comme les autres. Il oblige les victimes potentielles (qui en ont les moyens) à s’équiper de gardes personnels et à se promener de building en building en hélicoptère pour ne pas servir de monnaie d’échange. Plus on s’empresse de payer, plus on multiplie les récidives. Pourquoi travailler quand il est si facile de s’emparer d’un enfant et attendre la rançon ?
Un affrontement rangé à visage découvert ou à visière levée entre terroristes ou guérilleros et une armée régulière est impossible, il y aurait à peine de quoi faire une manchette aux nouvelles du jour. D’où la nécessité de recourir à des tactiques originales qui sont l’arme des faibles ou des minoritaires. Vu le déséquilibre effarant des forces militaires classiques, certains prévoient que dans l’avenir le terrorisme sera de plus en plus fréquent pour résoudre les conflits à l’extérieur ou à l’intérieur des nations, conflits politiques, religieux, tribaux, mafieux, etc.
« La terreur est le langage du 21e siècle. Si je veux quelque chose, je vous terrorise afin de l’obtenir » (Omar Bakri Mohammed, dirigeant d’un groupe terroriste à Londres.)
OBJECTIF. SEMERLA TERREUR. Petits moyens, gros effets.
Le but n’est pas de conquérir, d’éliminer un adversaire, mais de terroriser une population pour faire connaître ses protestations ou ses revendications, révéler des injustices vraies ou fausses. Un des théoriciens du terrorisme, professait : « L’important n’est pas de tuer cent ou mille personnes, mais de terroriser cent milles personnes ». A New York les victimes de l’attentat du World Trade sont moins nombreuses que les victimes des accidents de la route pendant un mois, mais depuis toute l’Amérique tremble, on change les lois, multiplie les contrôles et les enquêtes, enferme qui a mauvais teint, improvise des ripostes. L’attentat aurait coûté moins de 1 million de dollars mais aurait causé des pertes économiques évaluées à 40 milliards de dollars, un rapport bénéfice de 1/40 000. « Qu’est-ce qu’on a bien pu faire pour qu’on nous haïsse tant » disaient de braves âmes portées à l’examen de conscience. Le deuil fut presque universel à part les enfants de Palestine qui, pour une soirée, dansaient dans les rues, avant qu’on leur coupe leur plaisir de peur de… Et tout ça, à partir de petits couteaux qu’on trouve dans les magasins à 1$, un « emprunt » de quelques avions de ligne qui étaient disponibles et beaucoup d’intelligence et d’audace qui compensent la faiblesse évidente par la ruse et la surprise. Un couteau de cuisine bien aiguisé dans une main experte et décidée et une caméra de télévision tiennent en haleine des conseils de ministres jours et nuits. Une solide corde qui permet de traîner un soldat par les rues de Mogadiscio sème la panique dans l’armée la plus puissante de l’histoire qui s’empresse de regagner bateaux et hélicoptères « sans tambours ni trompettes », ni même un timide « Au revoir ».
l’arme ABSOLUe : l’attentat suicide.
Dans toutes les guerres ou les entreprises de subversion les attaquants risquent leur vie et tentent, tout en faisant la guerre, de s’en tirer… pour parader un jour sur la rue principale sous les confettis et émus par l’agitation des petits drapeaux par les enfants de la maternelle. Les mots pour le dire.
Japonais, chrétiens et féministes aux aboies… Les Japonais qui on inventé les Kamikazes protestent contre l’abus du terme. Le prototype ne visait, dans un contexte de guerre, que des cibles militaires (pas les marchés et les autobus) et agissait au nom de l’Empereur (pas au nom d’Allah) qui incarnait la nation. Les chrétiens déplorent qu'on mêle la divinité à ces horreurs. Les martyrs chrétiens subissaient la mort plutôt que de renier leur foi, les martyrs d'aujourd’hui acceptent de mourir en donnant la mort pour imposer leur foi en vue d’une récompense céleste… Les féministes déjà révoltées par la femme repos du guerrier sont outragées de voir la virginité (multiplié par 72) servir d'appât et de récompense à ceux qui se font sauter dans des autobus pleins de femmes et d'enfants… On compte organiser des sauteries plus conventionnelles avec des prix plus modestes.
Le terroriste moderne dans sa version kamikaze va un cran au-delà, il accepte au départ de sacrifier sa propre vie, en espérant une compensation dans un au-delà auquel il croit ou en fuyant ce qu’il estime être un enfer. C’est sa force et sa puissance de frappe. Quatre attentats ont eu lieu contre De Gaulle. Ils ne furent par fatals parce que les agresseurs se réservaient une porte de sortie pour s’échapper. Si l’un d’entre eux avait été prêt à sacrifier sa vie, il est fort probable que De Gaulle n’aurait pas échappé à la tentative d’assassinat. Le bouclier « à Bush » est impuissant contre ces agresseurs résolus. (Gus, 125 attentats-suicide en Irak en 16 mois. NYT. 04/10/10) (Selon les officiels américains, en 2007 une moyenne de 42 par mois. NYT 04/05/07) (Trois quarts des attentas-suicide dans le monde depuis 1960 se sont produits depuis 2001. Rand corporation 2005) Des détecteurs d’anthrax ou d’uranium, à la limite un détecteur d’idées suicidaires, seraient autrement plus utiles. Un cordonnier pourrait être plus utile pour vérifier l’intérieur des semelles de soulier (Gus, tu vois ce nouveau corps de l’armée : les cordonniers renifleurs).
(Sept. 07 : 3773 militaires américains tués, 27 767 blessés ou d’accidentés dans l’armée Irakiens tués : entre 70 000 et 80 000. Coût de la guerre : 333 milliards US. Certains ont noté que l’attentât suicide n’est pas nécessairement motivé par une foi religieuse, mais surtout par sa valeur stratégique, son efficacité et le moindre coût en effectif humain. Trente-quatre pays ont subi ce genre d'attentat. M. Pape a recensé 384 attentats-suicides entre la guerre du Liban et 2003; 43% seulement étaient soutenus et inspirée par des religions organisées. Les autres se voulaient purement stratégiques et s’inspiraient d’idéaux laïques ou même marxistes. Il faut que la haine, les frustrations, l’endoctrinement ou l’espérance d’une récompense céleste pour qu’on aille jusqu’à l’attentat suicide en famille. Dans les tentatives d’attentats à Londres (été 2006), un couple comptait monter à bord d’un avion avec leur bébé et le biberon plein d’un explosif liquide. D’où par précaution, par la suite les mères étaient obligées de boire, pour les tester, quelques gorgées des biberons qu’elles devaient apporter. L’effet psychologique peut être considérable mais si l’on considère le nombre de victimes ou les dégâts, rien de comparable avec ce qui s’est passé au Rwanda ou se passe au Darfour. Le plus souvent : guère plus de victimes qu’un bon week-end d’accidents de la circulation dans les pays concernés…Mais les manchettes des journaux, le télé journal, les images font la différence. Pour semer la terreur rien de mieux que faire les manchettes des journaux et de la télévision. L’efficacité au plan militaire est également considérable : un kamikaze est aussi efficace que douze soldats. Un spécialiste a évalué la « puissance » des kamikazes par le temps qui court : en moyenne chacun a entraîné avec lui dans la mort 13 personnes. Et pas de pensions ou de salaires à payer par le pays ou le parti ou les mouvements qui les utilisent.
Entendu à la télévision : Khalid Khamaja, pakistanais proche de Ben Laden : « Nous sommes un milliard et demi de musulmans. Imaginez si 1% de ce nombre, 15 millions de personnes, choisissent de mourir. S’ils tuent un, ou deux ou trois millions de personnes,… nous aurons alors gagné ! » Religion, frustration, ressentiment et fièvre nationaliste aidant, le sacrifice personnel, par son panache, sanctifie toutes les horreurs et innocente toutes les apocalypses … au moins auprès de ceux qui veulent bien le croire. Que des jeunes, idéalistes, facilement influençables et fortement endoctrinés, soient fascinés par la gloire posthume et la promesse des 72 vierges qui attendent les martyrs, on peut le comprendre. C’est plus étonnant quand l’auteur d’un attentat suicide est une vielle dame de 68 ans (Fatma Omar anNajar le 24 nov. .06).
Suicide et modestie… En Occident, sans doute à cause de notre tradition judéo-chrétienne, comme on aime à dire dans les CegeP, le suicide s’entoure de discrétion, un peu honteux, dans un réduit, dans un boisé, loin de tout spectateur éventuel. On cultive un certain suspense. La surprise est pour le lendemain …
De ce temps-ci, en d'autres mondes, la vanité s’est emparée des suicidés. L’acte est devenu ostentatoire. On se suicide en public et bruyamment, à la vue de tous; on pavoise, on se donne en spectacle, on néglige le suspense, l’effet de surprise est total : dans les marchés publics, dans les métros ou dans les autobus… Ça se sait tout de suite, du moins les témoins n’ont pas le temps d'en douter ou de s’interroger sur les motifs de l’acte. Le judo moral au niveau dela guerre.
L’art du Judo consiste à tourner à son avantage la force de l’adversaire. Il est de bonne guerre aujourd’hui d’utiliser à son profit les principes moraux de l’adversaire, de s’en servir comme levier pour mieux y résister ou en triompher. Certaines nations, par principes ou par peur d’être honnies, s’interdisent de bombarder les écoles, de tuer les enfants volontairement. Excellente raison pour les autres de cacher armes et défenses aériennes dans les hôpitaux ou les écoles. Double avantage à la manœuvre: on protège son armement ou si s’il y a malgré tout ou par inadvertance bombardement, l’adversaire se discrédite moralement et est l’objet de l’indignation universelle dans tous les journaux ou les télévisions de la Planète. A Belgrade, on dansait sur les ponts la nuit pour empêcher les Américains de les bombarder. Est-ce que le procédé est efficace en l’absence de toute télévision et avec tous les ennemis… ??? Avec d’autres adversaires peut-être qu’il eut été plus prudent de se terrer dans son sous-sol… quitte à y danser. Les forces deviennent symétriques quand les deux camps fonctionnent avec la même rigueur (les conventions internationales) ou avec la même sauvagerie ou barbarie (sans vouloir insulter les « sauvages » ou les anciens « barbares »). Durant la dernière guerre, les résistants faisaient sauter un pont, l’occupant rassemble les notables de la place et les fusille. Une pratique qui a le don de solidifier les ponts.
Rampe de lancement montée sur un vieux camion dans un quartier résidentiel au Liban (1/08/06). Les tireurs sans uniforme sont prêts à se perdre dans la foule. On fait sauter un autobus plein d’innocents pour défendre sa cause. Si on prenait 100 prisonniers de la « cause » et les fusillaient immédiatement, peut-être que le service d’autobus ne serait plus perturbé. Les pays, les nations, les groupes, les individus peuvent se ranger en deux catégories : ceux qui luttent une main attachée dans le dos arrêtés par un minimum de principes moraux ou de conventions internationales et ceux qui peuvent sans scrupules lutter les deux bras bien dégagés.
« S’il est vrai que la réaction au terrorisme doit respecter la primauté du droit, il reste que la Constitution n’est pas un pacte de suicide » Juge Louise Arbour…
Témoignage du “marine” J. K. 21 ans, de Chicago, actuellement en Irak: « Ils ne nous donnent aucune chance, ils ne nous font pas de quartier. Ils attrapent des gens et les décapitent. Ils connaissent nos limites n’ont pas de limite. On ne peut entrer en compétition avec eux. » (Wash. Post, 2004/10/10).
Un beau sujet de recherche pour approfondir ce thème : Dans les derniers conflits, combien de pays ou de factions ont poursuivi et condamné leurs propres combattants, non seulement pour traîtrise ou lâcheté (c’est fréquent et habituellement expéditif), mais pour avoir eu recours contre l’adversaire à des actions ou à des opérations jugées scandaleuses, immorales, contraires aux codes internationaux ?
4. Le principe du TITANIC. « Les femmes et les enfants d’abord »
Dans toutes guerres malheureusement, des victimes sont des enfants, des malades ou des non combattants qu’on considère hypocritement ou pudiquement comme des dommages « collatéraux ». Les pays ayant atteint un certain degré de civilisation tentent d’éviter dans la mesure du possible ce type de victimes. Pour le terroriste, au contraire, c’est un objectif premier parce qu’il est plus facile et surtout parce qu’il généralise la terreur. Le message est que personne, si innocente soit-elle apparemment, n’échappe à la terreur. L’ « autre » dès sa naissance, peu importe son sexe, est marqué par une faute originelle qu’il doit bien expier. Autrefois la guerre était une affaire de soldats (c’est vrai que les femmes étaient parfois le butin du combattant) et les morts se comptaient surtout parmi eux. Dans la guerre moderne, avec fusées et bombes larguées du ciel, on compte plus de victimes parmi la population civile que parmi les soldats, surtout plus que parmi ceux qui sont derrière les boutons qui larguent les bombes et les spécialistes qui ont calculé les trajectoires les plus efficaces. La guerre d’Irak (05/08) a fait à peine deux milliers de victimes américaines, 25 milles morts (et indirectement beaucoup plus) du coté des Irakiens; l’énorme majorité ne sont certainement pas des soldats de la vieille garde de Saddam. Innocents pour innocents, il y a de quoi faire oublier les 3000 morts du WTC si l’équité ou la proportion en ce domaine relevait des mathématiques. « Hier matin à la radio, les gens appelaient pour commenter les attentats de Londres, pour dire que les Britanniques avaient bien couru après.
Ces gens-là sont des salauds. Personne ne mérite d'être tué, brûlé, estropié, traumatisé ou défiguré, parce que des malades mentaux, qui lisent le Coran comme des myopes, décident d'agir contre la présumée décadence de l’Occident. Hier matin, il y avait des Québécois qui faisaient un lien, entre l’implication britannique en Irak et la lâche boucherie du 7 juillet 2005. Ces gens là n’ont pas de dignité. » Patrick Lagacé Journal de Montréal 8 juillet 2005 5. Le bouclier moral.
Madame Louise Arbour, haut commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, semble sanctionner la manœuvre en condamnant énergiquement ceux qui visent à neutraliser ceux qui leur tirent dessus et se cachent derrière femmes et enfants… Ou pire quand les femmes suivis des enfants prennent l’initiative de protéger le terroriste menacé en s’interposant. Gus, Bof se demande avec les progrès modernes pourquoi les fantassins des guerres d’autrefois s’embarrassaient de cote de mailles ou de gilet pare balle, alors qu’il aurait été si simple d’amener avec eux femmes et enfants. On n’arrête pas le progrès !
Mettre femmes et enfants en première ligne de front pour protéger les précieux soldats qui se font de plus en plus rares. C’est une autre forme de manipulation des principes moraux de l’adversaire. En l’absence de principes moraux, du moins à cet égard, dans les deux camps la manœuvre est inutile ou tourne en boucherie (guerre Iran-Irak). Dans la même veine, on laisse jouer les enfants en zone de danger pour en faire des martyrs et de belles photos de victimes innocentes pour le journal télévisé à l’étranger. L’enfant, mort évidemment, et préférablement dans les bras de sa mère, est une autre forme de l’arme « absolue » du pauvre en temps de mondialisation de l’information visuelle. LA MANIPULATION DES MEDIAS…
De l’utilisation médiatique des femmes et des enfants, préférablement morts et encore mieux, décapités… S’ils se trouvent en position de défensive, les terroristes savent contrôler les médias pour le maximum d’effets… et les journalistes sont tout contents d'avoir de belles photos sanguinolentes à point, encore chaudes, pour le journal de 20 heures… On range les cadavres en ligne, en décapite quelques uns pour maximiser l’impact psychologique, et les journalistes, du moins les plus naïfs sont invités à constater la cruauté et l’inhumanité des ennemis. Évidemment ce sont encore seulement des femmes et des enfants ou des vieillards. Les adultes en age de lancer des fusées ou de tenir une mitrailleuse sont sans doute occupés ailleurs ou réapparaissent comme brancardiers et guides informels des journalistes. On contrôle autant ce que les victimes ont à dire que les journalistes qui s’aviseraient de vouloir contre interroger ou vérifier s’il n’y aurait pas d’armes cachés sous les décombres C’est la guerre moderne, la guerre psychologique. On montre bien que ce que l’on veut montrer et ce qui soulèvera l’indignation mondiale contre l’adversaire du moment. On a revu dans différents reportages les mêmes pleureuses professionnelles. Tant qu’à vouloir bien faire.
De la fabrication des images à défaut d’usines d’armement. Gus, tu te souviens de cette image que les télévisions, revues et journaux du monde entier ont rapportée. Un père et un fils se cachent des balles israéliennes et le fils sera atteint. Le film est diffusé d'abord par une chaîne française et est devenu un symbole dans le monde arabe. Trois documentaires, des études et un livre, de différents pays et d’horizons variés, ont analysé minutieusement les images et ils ont tous conclu à un montage trompeur…. pour la propagande et la télévision occidentale… où on s’est fort ému devant les images, prises sur le vif… avec commentaire approprié. La chaîne française responsable a même accusé de diffamation ceux qui ont révélé l’artifice. On se refuse à montrer les films originaux d’avant le montage. Un procès est en cours. Douter de l’authenticité des faits, comme plusieurs spécialistes l’on fait, plaide-t-on, c’est « porter atteinte à l’honneur de la France »
Dans les pays civilisés, on cache et voile les cadavres des victimes, comme une dernière marque de respect, ici ce sont encore des guerriers de la guerre psychologique que l’on n’hésite pas à conscrire pour un dernier service à la cause. S’il manque des cadavres, on se charge d’en déplacer pour faire une meilleure image, une image pieuse, pour les belles âmes qui se trémousseront d’indignation en voyant les reportages et oublieront d’autant mieux les horreurs que l’on a pu commettre… les adolescents que l’on a envoyés se faire sauter dans les autobus et les cinquantaine de morts… L’INTIMIDATION.
Une fatwa signé par un Imam qui a une quelconque notoriété peut faire taire tous les collègues ou media qui n’ont pas autant de couilles que le premier qui a osé parler ou dire quelque chose qui n’a pas l’heur de plaire à un intégriste. L’Inquisition express… ou instantané comme le café… sans s’embarrasser de confrontation. Encore plus efficace quand il s’agit de réduire quiconque au silence.
Garder l’initiative de l’attaque et utilisation dela surprise. L’adversaire dépense et épuise ses énergies à protéger tout son territoire à l’année longue, alors que l’attaque aura lieu au moment où le groupe terroriste aura choisi contre toute attente de l’adversaire. On ne sait plus où donner de la tête (ou des fusées), on contre-attaque là où les terroristes ne sont pas, on gaspille son capital moral auprès de la communauté internationale (combien de peuples (vs gouvernements) ont approuvé l’attaque unilatérale de l’Irak ???? ***) et suprême ironie, on multiplie les terroristes comme dans des incubateurs de sorte qu’ils n’ont plus à courir après leurs victimes potentielles qui se mettent à leur portée (Leur devise : « An American a day keeps the hell away ». Gus, c’est une adaptation du vieil aphorisme des Aztèques : « A virgin a day sacrificed to the Gods keep the sun raising every morning »). De plus ils sauront bien frapper au moment de leur choix, quand on ne croira plus aux alertes oranges, cailles, rouges, etc. et à l’endroit de leur choix pour renouveler l’expérience qui a été si efficace, quitte à ramper sous terre si par miracle le bouclier spatial à Bush devenait opérationnel.
LA PRISE D’OTAGES ET LE CHANTAGE.
Personne n’est à l’abri. Usant à fond de l’asymétrie des principes, soldats, combattants, dirigeants, femmes, enfants, poupons, coopérants, médecins sans frontières, etc. peuvent servir de monnaie d’échange pour faire connaître ses récriminations et opérer un gain stratégique pour la cause. La facilité de la prise et l’impact télévisuel sont les principaux critères de sélection. L’innocence c'est bien beau, mais encore faut-il qu’elle serve à quelque chose ou du moins à la cause. Une simple décapitation d’un camionneur peut avoir un effet comparable à l’effondrement de buildings. Et ça peut faire retourner chez eux ventre à terre des combattants gagnés par la trouille et qui se demandaient de toutes façons ce qu’ils faisaient là.
Et le sort d’une ou deux personnes bien identifiées, innocentes autant que possible, peut faire oublier les quelques millions de victimes anonymes qui en d’autres temps ont sacrifié leur vie pour nous permettre de vivre en liberté et à l’abri de la terreur. Négocier ou payer les rançons ?? Si par miracle, les revendications étaient manifestement justes. Peut être et encore !! Du moins on le prétend : « Mes enfants morts contre vos enfants qui vont mourir » (un terroriste à Beslan). Mais céder quoi que ce soit dans de telles circonstances, le couteau sous la gorge (ou la gorge des otages), revient à consacrer l’efficacité du procédé, à conférer un statut de héros aux auteurs et a pour effet de multiplier les prises d’otages. À la limite un pays (du moins sa conduite et sa politique) serait à la merci de ceux pour qui tuer enfants ou camionneurs est un mode de vie, tout au moins un moyen d’expression ou de ventilation de leurs récriminations.
Sacrifier une, deux ou trois otages est terrible, pour les victimes évidemment et pour ceux qui ont à prendre les décisions, mais c’est la meilleure manière de se défendre contre cet accès de barbarie en prouvant son inefficacité, en renvoyant les auteurs à leur stat de lâches et de criminels. Ces sacrifices permettent de sauver des centaines d’autres victimes éventuelles dans le futur. Les victimes iront rejoindre les centaines de milliers de ceux qui sont morts dans le passé pour garantir à une nation le droit de vivre dans la décence et la liberté. Comment négocier avec quelqu’un qui est prêt à tuer et à se tuer à moins de procéder à une escalade dans l’horreur. Variante apolitique et mafieuse : Dans certains pays le rançonnage privé est fort lucratif. C’est considéré comme un métier comme les autres. Il oblige les victimes potentielles (qui en ont les moyens) à s’équiper de gardes personnels et à se promener de building en building en hélicoptère pour ne pas servir de monnaie d’échange. Plus on s’empresse de payer, plus on multiplie les récidives. Pourquoi travailler quand il est si facile de s’emparer d’un enfant et attendre la rançon ?
genese de l'islamisme
L’ABC des islamistes est de soutenir qu’en Islam il y a ou plutôt il devrait y avoir confusion et non pas seulement coïncidence entre le sacré et le profane, et donc entre le religieux et le politique. Islam dîne wa dunya, Islam dîne wa dawla : l’islam – soutiennent-ils sous forme d’un raccourci qui fait mouche. est religion et monde, religion et État. L’un d’entre eux – le frère musulman syrien ‘Abd el Qader Awda, qui sera exécuté par le régime nassérien – énonçait l’axiome selon lequel « l’Islam est un mélange de religion et d’État, d’État et de religion : l’État, en Islam, devient la religion et la religion, en Islam, devient l’État ». Or cette assertion ne résiste pas à la critique. Un détour par l’histoire lointaine lègue au contraire l’idée qu’il y a bien une relation de réciprocité entre Islam et politique, mais qu’elle s’opère en terme de conflictualité tout autant que de consubstantialité.
La confusion entre les deux termes est contemporaine et elle se nourrit d’approximations qui
vont acclimater l’islamisme, le naturaliser progressivement. Pour comprendre la genèse du phénomène islamiste il convient donc de renoncer aux versions explicatives trop simples comme, par exemple, que l’islamisme est le produit de l’idéologisation de l’Islam dans sa version fondamentaliste et donc une tendance profonde du fait islamique. Ou bien que l’islamisme résulte de la convergence - courant des années 1970 - entre la bourgeoisie pieuse malmenée par des politique de modernisation autoritaire, l’intelligentsia prolétaroïde déclassée par la pléthore des diplômés sur le marché de l’emploi et les ruraux qui submergent les villes et constituent une couche sociale déshéritée : bref que l’islamisme serait le cumul d’une gigantesque frustration sociale et d’une aliénation culturelle traumatique. Or l’islamisme vient de plus loin, mais sans être à travers le hanbalisme, et le wahhabisme, le produit d’une nécessité historique intérieure à l’Islam. Et si l’islamisme est le fruit de circonstances historiques intrinsèques au reflux du tiers-mondisme, il obéit également à une logique sociale bien plus complexe et correspond à un horizon d’attente qui remonte à plus loin en amont.
C’est pourquoi on privilégiera l’étude du terreau où s’implante l’islamisme avant de passer à l’analyse de la pensée et de l’action des pères fondateurs du mouvement islamiste.
Le détour par l’histoire longue : Islam et politique un couple sous tension
L’état arabo musulman classique est à l’époque abbasside un composé instable d’héritage
social bédouin, d’utopie islamique et de bureaucratie impériale antique léguée par Byzance et la Perse Sassanide. La société arabe transmet une manière propre d’envisager l’honneur tribal (le ‘ird) et de pratiquer les solidarités résultant de la grammaire qu’il impose à ses membres : les ‘asabiyyât ou solidarités de base qui aiguisent le feeling group. La révolte du prophète Muhammad contre des croyances mal dégagées du polythéisme et des pratiques socioculturelles enkystées dans la gangue bédouine enfante d’une utopie : celle d’une cité idéale où l’homme se remet complètement à Dieu et applique intégralement sa Loi. L’Islam des origines propose un modèle de cité monocratique où il importe plus de savoir ce qu’il faut faire que de ce qu’il faut croire. D’où le type idéal d’homme à accomplir, qui est celui du saint guerrier, combattant sur le chemin de Dieu (mujâhîd fi sabîl Allah) pour promouvoir le bien et pourchasser le mal. L’insertion de la cité musulmane en gestation dans des
structures d’empire antérieures aboutit très vite à creuser un écart irrémédiable entre pouvoir légitime (le Khalifa, c’est-à-dire le successeur du Prophète) et pouvoir réel (le sultan, l’émir qui régente des sujets bien plus qu’il n’actionne des croyants reliés à lui par la commune soumission à la seule autorité
de Dieu). Si bien que la confusion s’opère au Moyen Age non pas entre le regnum et le millenium, catégories construites pour légitimer le césaro-papisme introuvable en Islam, mais entre l’État et le souverain. Les scribes du sultan calife se plaisent à souligner que l’armée constitue sa main, la bureaucratie sa plume, la police ses yeux et son héritier son avenir. Ils fabriquent une culture de gouvernement (adab al-sultâniyya), dont les référents sont bien plus marqués par les exemples de Pharaon, Chosroes, César ou bien le personnage d’Alexandre conseillé par Aristote stylisé par les néoplatoniciens
que par les indications fournies par le Coran sur le gouvernement des hommes. Ils mettent
en exergue que mieux vaut un prince juste mécréant qu’un despote musulman (le théologien du XIe siècle Ghazali). Al-Mawardi, un jurisconsulte théologien du XIe siècle, e, disait préférer « un tyran pour une année à une seule nuit sans gouvernement ». Bref le mal absolu que doit juguler le pouvoir juste et éclairé est moins l’impiété (le kufr coranique monté en épingle par les penseurs islamistes) que
Le désordre, la guerre civile entre croyants (la fitna). Et, pour maintenir la concorde entre les hommes,
ces intellectuels de cour font ressortir qu’il faut se conformer à un « cercle d’équité » qui se décline sous plusieurs versions, mais dont voici la plus topique : « Pas de sultan sans armée, pas d’armée sans impôts, pas d’impôts sans prospérité des sujets, pas celle-ci sans justice (‘adl), pas de justice sans sultan ». On est ici à mille lieux d’une cité théo (démo) cratique dont les idéologues de l’islamisme dessinèrent les contours dans les années 1960/1970.
Nombre de musulmans ne s’accommodent pas de cet écart entre l’État idéal inaccessible et
l’État réel qui se maintient par la contrainte : la sulta, la force de contraindre et non le pouvoir de persuader qui relève du hukm. Ils vivent en porte-à-faux avec la société historique. Les philosophes se réfugient dans l’élaboration de modèles de cités vertueuses, les mystiques se retirent du monde. Mais
les lettrés experts en écritures islamiques (les oulémas) réagissent, de même que les fuqaha’, qui sont les détenteurs du savoir tiré de la pratique de la jurisprudence: le fiqh fondé sur l’interprétation de la
Loi divine (la sharî’a). Ils font en sorte que l’État ne s’arroge jamais le pouvoir de dire ni le vrai (al haqq), ni le juste (al fiqh). Et ils conservent la faculté de distinguer ce qui est licite (halâl) de ce qui est interdit (harâm). Bref, ils s’arrogent un droit de remontrance (al nasiha) sur le prince et ils s’attribuent sur la société un droit de surveillance (al hisba) qu’ils exercent tantôt avec modération (on a mis en
exergue le quiétisme des docteurs de la loi en Islam), tantôt avec passion (des lettrés rénovateurs morigènent durement le souverain et prêchent périodiquement des réformes en prônant le retour aux origines). Ils infusent dans les sociétés citadines une culture de nostalgie des origines de l’Islam quand les quatre premiers califes « bien dirigés » (rashidûn) conduisaient du même pas la prière et les affaires en ce bas monde. En milieu populaire cette croyance en un âge d’or et en un obscurcissement inéluctable de l’histoire depuis le temps du Prophète se traduit par la croyance en un sauveur (un mahdî) venant à la fin des temps rétablir à l’endroit le monde culbuté par le triomphe final du kufr. En Islam sunnite, cette croyance détermine une vision du monde sombre, doloriste et attentiste imprégnée par la conviction chi’ite de l’occultation du douzième imam et de son retour dans une perspective eschatologique. Le retour à l’histoire proche : les effets malheureux de la modernisation défensive en Orient
Musulman au XIXe siècle
En présence du débordement de l’Europe en Méditerranée et au-delà en Océan indien, un
Milieu réformateur se constitue pour guider l’État « oriental » et prémunir les esprits contre la
tentation de l’Europe durant l’ère coloniale. L’incomplétude des expériences entreprises par l’empire ottoman, l’Égypte khédiviale et la Tunisie beylicale pour inventer au XIXe siècle une modernité orientale préfigure l’impuissance des États post-coloniaux. Le prosélytisme islamiste (la da’wa)
trouvera un terrain réceptif du fait du semi échec de ces deux expériences de modernisation qui se cumulent.
Dans l’empire ottoman se constitue un cercle réformiste qui est contemporain de l’apparition
de l’intelligentsia russe et confronté à la même problématique du « que faire ? » et de « qui sommes nous ? ». Secrétaires de cour au sérail d’Istanbul, officiers formés dans les académies militaires ou écoles d’ingénieurs greffées à Istanbul, au Caire et à Tunis, serviteurs du Prince envoyés en Europe apprendre le secret de sa supériorité militaire et intellectuelle et oulémas curieux de culture étrangère et désireux d’adapter l’islam aux lumières du siècle poussent activement le milieu de cour aux réajustements structurels (les Tanzimat ottomanes de 1839 à 1876) qui doivent armer l’État de sorte à repousser l’offensive de l’impérialisme européen. Et, pour penser la réforme nécessaire à la conservation du système, ils traduisent les catégories de pensée issues du mouvement des idées postrévolutionnaire en Europe. Ils les acclimatent aux données de la culture musulmane de leur temps et ce faisant ils leur retirent ce qu’elles avaient d’inassimilable pour les couches profondes des sociétés.
Prenons trois mots bouleversants pour des consciences musulmanes du XIXe siècle. Liberté :
Cette revendication qui s’enfle et se répand dans le monde depuis 1789 est d’abord assimilée par les esprits chagrins à la licéité, c’est-à-dire à la faculté de pouvoir outrepasser les règles d’un savoir-vivre en société qui serait universel. Les réformistes vont lui trouver un équivalent dans le bagage culturel dont ils disposent : non pas la « libertas » des Romains (l’accès à la citoyenneté, le droit de participer au règlement des affaires publiques), mais la huriyya, terme définissant la condition d’homme libre, qui se démarque par le genre de la femme, par l’islam des gens du Livre et des incroyants (kûffar) et
par le statut de l’esclave. Une telle traduction neutralise bien évidemment l’effet révolutionnaire d’un terme à portée philosophique et effet politique corrosifs.
Egalité va être rapproché de la notion de justice et d’équité (al ‘adl wa al ‘insâf ) d’inspiration
coranique. De même qu’on pouvait rattacher au droit élaboré par les jurisconsultes musulmans la notion de liberté, de même on s’ingénie à naturaliser la notion d’égalité et à l’émonder du potentiel de rupture avec la société d’Ancien Régime qu’elle recelait. L’égalité renvoie dès lors à la définition de la bonne gouvernance dans la cité musulmane idéale, quand le prince est juste et bienveillant, parce qu’éclairé par les lumières non de la raison, mais de la religion. L’égalité ainsi comprise traduit l’aspiration à être traité avec équité par le pouvoir, à sortir du favoritisme et du clientélisme, voire du despotisme, à entrer dans une sujétion négociée et contractualisée. Sous l’habillage libéral constitutionnel qui enveloppa les constitutions tunisienne de 1861 et ottomane de 1876 pointe l’exigence des élites dirigeantes à être mieux protégées contre l’arbitraire du maître des faveurs, à sauvegarder des privilèges, surtout les mameluks en voie d’extinction. Le peuple ne s’y trompe pas qui se rebellera contre les applications concrètes de ce principe de l’égalité. En Tunisie la grande révolte de 1864 a des raisons fiscales, mais, sous prétexte que la constitution permet aux juifs de sortir de leur
infériorité statutaire, elle s’en prend avec fureur à la coalition des privilégiés qui exploitent les
réformes pour accentuer leur hégémonie sociale. En 1876, les sufta (étudiants en théologie), à la suite d’imposantes manifestations de rue à Istanbul, obtiennent le renvoi du grand vizir et du plus haut dignitaire religieux, le shaykh al islâm, suspectés de complaisance envers la Russie et de coupable sympathie envers les tanzimat. Mais en réalité, de la Perse au Maroc, la liste est longue des séditions urbaines et révoltes rurales contre des réformes où les peuples voient non sans raison la main de l’étranger et des signes de renonciation à la souveraineté de l’Islam.
Même effet de neutralisation pour le terme de nation. L’inscription dans une nationalité, c’est
le contraire de l’appartenance à la communauté sans rivages des croyants : l’umma. Les oulémas ne s’y trompèrent pas qui verront longtemps dans l’Etat nation forgé par et contre les puissances coloniales une ruse de l’impérialisme, une application de la maxime « diviser pour régner ». Le grand vizir ottoman profère encore en 1916 que « la patrie d’un musulman est le lieu où s’applique la Loi Sainte de l’Islam », une formule que ne désavoueront pas les premiers penseurs islamistes. Les réformistes musulmans du courant de la salafiyya s’accommodent mal du principe des nationalités qui traverse les 19e et 20e siècles et ira jusqu’à colorer l’islamisme fin de vingtième siècle : à propos de
L’enracinement du Hamas en Palestine, du Hezbollah au Liban ou du F.I.S. en Algérie, ne parle-t-on pas à bon droit d’islamo nationalisme ? Entre 1870 et 1880, Jamal al-Dîn al-Afghanî - le père intellectuel de ce courant - s’essaye à penser une idéologie transnationale à l’aune de l’umma, qui ferait fi de la césure entre sunnites et chi’ites et unirait sous la houlette du sultan d’Istanbul tous les habitants du dâr al islâm. C’est le panislamisme, très différent de celui du sultan Abdulhamid qui diffuse une sorte de patriotisme confessionnel pour rallier à la Sublime Porte l’allégeance des peuples déjà colonisés à l’ouest (Maghreb) et à l’Est (du Turkestan russe à l’Inde anglaise). C’est bien la première tentative pour penser un Islam politique contemporain des constructions racialisantes des pangermanisme et panslavisme. Et elle donne lieu à une tentative de restauration d’un califat presque tombé en oubli depuis le XVIe siècle. L’institution est ratifiée dans la constitution de 1876 et le sultan calife d’Istanbul fera figure de dernier défenseur de l’intégrité du territoire de l’Islam.
Après la suppression du califat par Mustapha Kemal en 1924, les réformistes musulmans
prennent acte de l’émergence de l’idée de nation. Rachid Rida déclare dans le courant des années 1920 que l’amour de la patrie n’est pas inconciliable avec la croyance musulmane : al hubb al watan min al dîne. Cela n’empêche pas chez les théoriciens et praticiens de l’arabisme des effets de recoupement et de chevauchement entre nation et communauté des croyants. Nasser lui-même, dans son best seller Falsafa al-thawra (Philosophie de la Révolution), insérait l’Égypte dans trois cercles, du plus restreint au plus englobant : l’arabisme, l’Afrique et l’Islam. Les théoriciens chrétiens de l’arabisme primordial (‘al ‘urubiyya al awwal) considéraient, à l’instar du syrien grec orthodoxe Michel Aflaq, que l’Islam consacrait le génie historique de l’arabisme qui lui était antérieur et constituait sa culture de base dans laquelle il devait continuer à baigner pour parvenir à son optimum. Bien des intellectuels arabes contemporains distinguent la nation restreinte (par exemple la Tunisie), la nation étendue ou grande nation arabe et la nation des croyants, l’Islam comme ultime mode d’affiliation et horizon de sens. Le XIXe siècle finissant a énormément de mal à traduire la nation. Tantôt watan : le lieu de naissance, par extension le home land et donc l’adhésion contractuelle à une petite patrie, tantôt umma : l’entité territoriale mal définie fondée sur un patriotisme confessionnel et nourrissant une adhésion passionnelle. Cette aporie traversera le vingtième siècle. Les particularismes nationaux résisteront au vertige de la fusion dans la frairie confessionnelle, mais ils se bâtiront dans la mauvaise conscience et souvent la dénégation par peur de tourner le dos au peuple des origines, cette nation d’élus et de réprouvés qui façonna si longtemps une mentalité collective en Islam, comme l’observe si bien Louis Massignon lorsqu’au début de la guerre d’indépendance algérienne il entend monter, sous la revendication nationale, une clameur de justice inspirée par l’injonction coranique : « Fais-moi sortir de cette cité impure, qui persécute les faibles » (Coran : s.4, v.47). Les maquisards de l’ALN. soutient il « chéhadent », c’est-à-dire obéissent à un appel intérieur irrépressible afin de témoigner de leur foi et de leur volonté de briser les chaînes d’une cité inique. On ne saurait mieux dire la permanence d’un Islam des opprimés (les mustad’afûn dans le Coran) qui inspira partout une farouche résistance à l’entreprise coloniale.
Le trauma de la colonisation
On ne s’attachera pas à analyser les métamorphoses socio-économiques que le remodelage très brutal déclenché par le processus colonial infligea aux peuples d’Islam tombés en sujétion. On privilégiera, dans une approche consacrée à la morphogenèse de l’islamisme, la fêlure, puis la crise d’une conception du monde qui résulta du contact forcé avec l’Europe. C’est surtout l’instruction publique, résultat autant que cause d’un ébranlement de la confiance en soi, qui jeta le trouble dans les esprits. La notion de savoir profane et instrumental désempare les musulmans. Ils finissent par se rendre à l’offre scolaire qui reste malthusienne : former seulement une couche tampon de médiateurs entre maîtres coloniaux et sujets indigènes. Mais c’est parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement et qu’il faut bien survivre pour renflouer la nationalité vaincue et maintenir le rang de la lignée. Avec la crainte de perdre son âme dans l’opération. Comme le dit une vieille princesse dans L’aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, ce que l’enfant noir allait apprendre à l’école des Blancs compenserait-il ce qu’il allait oublier en désertant son pays natal ? Cela définit un rapport très crispé au savoir diffusé par l’école coloniale, avec l’obligation de masquer aux parents les horizons bouleversants qu’elle découvre.
De plus en plus nombreux vont être les « évolués » (expression d’époque pour désigner les
premiers acculturés à l’Europe) ou « jeunes Turcs », qui vivent dans un état de biculturalisme, et dans certains cas, d’acculturation (Saïd Halim, l’un des derniers grands vizirs d’Istanbul, maîtrisait mal l’arabe et l’ottoman) les écartelant entre deux logosphères. Comme on dit en Égypte dans l’entre-deux-guerres, la raison est occidentale, le coeur oriental : ‘aql gharbî, qalb sharqî. Toute une intelligentsia surgit qui vit ce drame de l’écart et de l’affrontement entre cultures dans la mauvaise conscience et le déchirement : « Le français est l’esprit de mon âme. L’Algérie est l’âme de mon esprit » écrit en 1946 Jean Amrouche.
C’est pourquoi le lexique pour dire le fait de s’européaniser est connoté très négativement.
Dans l’entre-deux-guerres, tafarnuj signifie en Égypte passer à l’Ouest en trahissant ses origines, m’turni (le fait de retourner métaphoriquement son vêtement) qualifie en franc arabe le même abandon en milieu populaire algérien. Plus tard, le nom verbal d’ightirâb va signifier simultanément le fait d’aller à l’Ouest, de s’occidentaliser, de s’aliéner par la perte de ses racines et de devenir étranger dans sa patrie.
A l’ère post-coloniale et durant le moment gauchiste du tiers-mondisme, au tournant des
années 1960/1970, l’expression « «agression culturelle (ghâzu al-fikr) de l’Occident» va ponctuer comme un leitmotiv le discours politique de l’intelligentsia arabe. Nul doute que celle-ci a préparé le terrain sur lequel prospèrera la prédication islamiste. D’un cycle historique à l’autre, des convictions et des passions politiques s’énoncent dans la continuité : que l’Orient musulman est la victime d’une entreprise de déculturation systématique de l’Occident, qu’il y a bien une guerre des Dieux et une bataille des civilisations entre des adversaires qui renvoient à des archétypes éternisés : l’Occident matérialiste obsédé par le faire et l’avoir et l’Orient réserve de valeurs spirituelles qui lui est supérieur ontologiquement parce qu’il est resté la maison de l’Etre. Ce discours, les « orientaux » ne l’ont pas
Inventé ; ils l’ont trouvé dans la représentation d’eux-mêmes qui leur est tendue comme dans un miroir par l’orientalisme savant ou existentiel.
La colonisation inflige des blessures narcissiques aux effets perdurables et elle engendre un
complexe d’infériorité dont les descendants des colonisés se sont encore mal remis. Mais surtout, elle introduit et elle accélère le phénomène de désenchantement du monde depuis Java jusqu’au Sénégal. Elle oblige les colonisés à assimiler la raison instrumentale de leurs vainqueurs pour la retourner contre les dominants et cette opération recèle une très grande violence symbolique. Le lexique qui donne accès au monde des incroyants (kuffâr) est perçu comme un instrument de dissolution d’une vérité énoncée jusque là comme un absolu intangible. La distinction opérée entre sacré et profane est ressentie comme un acte de profanation de la création divine. Le voile de sacralité enveloppant l’univers tout entier se déchire. Le croyant était pris dans un ineffable harmonie où tout faisait écho
comme dans une immense cristallerie : les planètes, les étoiles, les êtres visibles et invisibles, où se superposaient les registres de l’exotérique (zâhir) et de l’ésotérique (bâtin) pour donner un sens à l’univers. L’opération de dévoilement de ces mystérieuses correspondances et de cette alchimie divine créatrice d’un ordo mundi intangible est ressentie peu ou prou comme une entreprise de dévoiement de la vérité.
Comme le spécifie l’anthropologue Clifford Geertz observant l’islam à Java et au Maroc au
sortir de l’ère coloniale, « là où régnait la foi, on trouve maintenant des raisonnements ». Ce qui était donné en terme d’énonciation du croire est désormais à construire. L’Islam est à justifier par un argumentaire défensif vis-à-vis de la critique de l’extérieur. C’est le fait des réformistes musulmans, qui préparent eux aussi le terrain aux islamistes au point qu’on a pu parler en Algérie d’ « islahistes » pour désigner la synthèse réalisée entre le courant de l’islâh (la réforme) et celui de l’islamisme.
Préfiguration de l’islamisme : le courant réformiste religieux en version fondamentaliste et
l’arabisme pur et dur.
Réforme : le terme n’est pas fortuit, ni la méthode. Il s’agit de faire opérer à l’Islam la grande
opération rénovatrice que la Réforme du XVIe siècle avait introduite dans le christianisme latin. La méthode s’en inspire également: sola scriptura. Emonder les branches mortes de la tradition, en revenir à l’autorité du Livre et des énoncés qui précisent les « circonstances de la révélation » : le hadith, les vies (sirât) du Prophète, la tradition établie (sunna). Ce qui revient à refouler dans un archaïsme coupable les croyances populaires en des intercesseurs entre Dieu et l’homme : marabouts au Maghreb, scellant dans des cultes naturistes l’alliance entre paysanneries et génies du lieu, pir (vieux en persan) en Inde, établissant entre l’islam et l’hindouisme des passerelles et, partout, shioukhs de confréries suspects d’hétérodoxie. Si bien que les oulémas réformistes qui se constituent en associations combatives éradiquent le socle des croyances locales et dispersent les vapeurs syncrétiques montant des terroirs religieux. Ils sortent la croyance du fond dionysiaque où elle se cultivait. Cet « islam scripturaire ». pour s’inspirer de la terminologie d’Ernest Gellner – fait la guerre
à la religion des gens et prépare le chemin à la da’wa islamiste. Revenir au modèle médinois, à la pureté des « pieux ancêtres », emprunter au monde moderne ses outils tout en restant soi-même, prétendre que ce que l’Occident a inventé depuis le XVIIIe siècle, l’Islam l’avait déjà, mais l’avait perdu du fait de la décadence (al inhitât) générée par l’éloignement des préceptes de la religion originelle : ce programme a engendré l’atmosphère mentale dans laquelle les islamistes ont baigné dès leur adolescence.
Ceux-ci vont reprendre et radicaliser cet héritage : non plus moderniser l’islam, comme le
revendiquaient les réformistes religieux tel le shaykh d’Al Azhar Mohammed Abduh (1849/1905) ou le maître des oulémas réformistes algériens Abd el Hamid Ben Badis (1899/1940). Mais islamiser la modernité. Ils contribuent également à léguer à leurs coreligionnaires l’angoisse des temps modernes, cette difficulté croissante à être soi. Car si l’islam scripturaire rend, aux yeux des croyants, l’existence moins scandaleuse pour la raison et le sens commun, il ne leur restitue pas l’assurance d’autrefois.
Les oulémas réformistes ont livré une guerre culturelle aux colonisateurs qui a laissé des traces et convaincu leurs descendants de la supériorité spirituelle des hommes de l’Islam sur les Européens.
Pour illustrer cette assertion, on s’en tiendra à une anecdote et à l’exemple de l’Inde sous la férule britannique. Histoire exemplaire : en 1939 Daladier, le président du conseil, opère une tournée en Afrique du Nord pour, face aux prétentions de Mussolini et de Franco, réaffirmer la pérennité de l’établissement français au Maghreb et illustrer la thématique du « salut par l’empire », dernière trouvaille de propagande pour raffermir la confiance des Français en eux-mêmes. A Constantine, il a un entretien avec Ben Badis et il lui fait valoir que la France peut aligner tant de divisions pour ébranler la conviction acquise par le shaykh que la France a célébré le premier centenaire de l’Algérie (française) en 1830, mais qu’elle ne commémorera point le deuxième. Et Ben Badis, impavide, lui rétorque : « Oui, monsieur le Président, mais nous nous avons Dieu avec nous ».
Plus en profondeur, regardons voir comment l’islam se reprend et opère un travail de
remembrement sur lui-même en Inde anglaise. Ici également, l’islamisme ne surgira pas en terra incognita. Là, tout commence avec la réception du wahhabisme, ce courant réformateur
fondamentaliste surgi en Arabie profonde au milieu du XVIIIe siècle et qui veut expurger l’islam de toutes les déviations qui l’auraient dénaturé : en particulier le culte des saints et les confréries qui se cristallisent autour de ces grandes figures spirituelles. Shah Waliullah, un panjabi initiateur d’une grande madrasa qui sera le tronc commun de la plupart des entreprises réformistes, utilise le wahhabisme pour purifier l’islam local du culte du pir, le séparer de l’hindouisme englobant, le recentrer à la fois sur sa centralité arabe et son fonds local avec le glissement du persan à l’ourdou comme lingua franca des lettrés. Les musulmans doivent à la fois résister aux empiètements d’une Anglo Muhammaden Laws qui tient du bricolage ajusté aux aléas de la conjoncture coloniale et à la séduction des missionnaires protestants anglo-saxons auxquels ils vont beaucoup emprunter : l’imprimerie, le style de propagande, l’appel à la jeunesse et jusqu’à une forme de piétisme émotionnel
marqué par des revivals.
Trois tendances profondes s’affrontent pour trouver une alternative à l’acquiescement résigné
de la plupart à la domination britannique. Un courant de rejet violent de l’occupant chrétien et de séparation tranchante avec les hindouistes, en un mot une tentation jihâdiste et millénariste : il opère de Sayyid Ahmed Barelwi, qui fonde un éphémère royaume théocratique dans la région de Peshawar en 1831, aux Ahmadis, une secte fondée par Mirza Ghulma Ahmad, qui se fait passer en 1891 pour le mahdi et dont les disciples fondent la Jama’ati Ahmadiyya, une secte millénariste d’assez doux illuminés. Une lignée moderniste personnifiée par Syed Ahmed Khan (1817/1898) qui fonde en 1857 l’Anglo Oriental Collège d’Aligarth, où il s’agit de combiner l’enseignement des sciences modernes
avec la transmission d’un islam où les attributs divins sont assimilés aux lois naturelles régissant l’univers. En même temps qu’il engage les musulmans d’Inde à fonder une United Indian Patriotic Assocation, qui, distincte du Parti du Congrès, les conduit à concevoir un destin pour eux-mêmes.
Enfin, et surtout, une branche réformiste religieuse, qui se subdivise, grosso modo, en trois
subcourants : 1) les Deobandis (1869), qui combinent l’obsession de l’Un des wahhabites avec l’acceptation du soufisme dans sa forme la plus élevée et veulent restaurer non les royaumes musulmans de l’Inde pré anglaise, mais le modèle de cité accompli par le Prophète à Médine. 2) la Tablighi Jama’at, une association piétiste initiée par Mohammed Iyas en 1928. Son objectif immédiat fut d’islamiser des paysans mi-musulmans, mi-hindouistes près de Delhi : les Meos. Très vite, le Tabligh devient un mouvement fondamentaliste inspiré par les missionnaires anglais et mettant l’accent sur la conversion, la religion du coeur et l’obligation de se conformer à une morale très exigeante : bref une version musulmane du phénomène de l’individuation du croire que le protestantisme anglo-saxon diffuse si puissamment déjà dans l’entre-deux-guerres. Le Tabligh va gagner l’Angleterre et de là rayonner dans le monde musulman tout entier. 3) le mouvement très sectaire des Ahl al Hadith et des Ahl i Qoran (les partisans de s’en tenir au hadith ou au Coran) qui recrute dans l’aristocratie mogol déclassée par l’occupation anglaise et s’ancre beaucoup plus dans la référence arabo-islamique : le jurisconsulte Ibn Taïmiyya, le Wahhabisme.
On ne comprendrait rien à l’islamisme et au néo-fondamentalisme contemporain sans
remonter à cette maturation d’un islam réformiste, ici rigoriste jusqu’à l’intransigeance et là libéral et accommodant au siècle que l’Inde anglaise accouche silencieusement. Le premier grand penseur que l’on peut qualifier d’islamiste sort de ce milieu effervescent : Abû’ Ala’ Maududi (1903-1979). Né en Inde dans un milieu soufi, il décroche rapidement de son ancrage familial, devient journaliste et essayiste. Il fonde le premier parti islamiste au sens moderne en 1941 : la Jama’at i Islami. Non qu’il soit partisan de la démocratie parlementaire, d’ailleurs, partiellement introduite par les Anglais. Bien au contraire, la souveraineté ne peut, selon lui, provenir que de Dieu et non du peuple. Il considère que le monde musulman est retourné à la jahiliyya : l’ignorance d’essence païenne qui sévissait à la Mecque avant la révélation du Coran. Il s’agit dès lors de rompre avec cet état de non civilisation proche de la barbarie en rééditant l’hégire du Prophète sur un mode intérieur. Et d’unir tous les musulmans dans une configuration politique qui fasse l’économie de l’Etat nation : Maududi (Mawdudi en transcription de l’arabe, non de l’ourdou) sera hostile à la création du Pakistan par des musulmans sécularisateurs s’inspirant bien plus de Mustafa Kemal que de Jamal al Din al Afghani, dont Maududi est le continuateur par bien des côtés, ne fut-ce que par sa propension à idéologiser l’islam.
L’arabisme également prépare à la réception de l’islamisme : son contenu doctrinal et son
fiasco final après 1967, qui ouvre une perspective au projet islamiste jusque là assez minoritaire, sauf en Égypte.
Le panarabisme véhiculé par la Ligue arabe (fondée le 22 mars 1945) joue sur une thématique
proche de celle des réformistes religieux et constitue un humus non moins fertilisant pour les
islamistes. Ecoutons Abd er-Rahman Azzâm, un Egyptien premier secrétaire de la Ligue, s’exprimer à l’université américaine du Caire le 4 janvier 1946. Ce qui construit son allocution, c’est le constat que le monde court à sa perte du fait de « l’invasion de la civilisation matérialiste occidentale » propagée tant par le « capitalisme anglo-américain » que par le « communisme russe ». C’est pourquoi la vocation des Arabes en tant qu’héritiers des grandes civilisations antiques et des trois religions monothéistes est de remplir une « mission humanitaire » : sauver la civilisation en lui « donnant des assises nouvelles différentes de celles du matérialisme et de la politique de puissance ». Comme les Russes chez Dostoïevski, les Arabes sont un peuple théophore voué à régénérer l’humanité perdue par excès de matérialisme : « Dieu a fait de nous une nation médiatrice et nous a élus pour témoigner devant les hommes, et je crois qu’il désire nous envoyer à nouveau comme ses messagers dans un monde qui sera réformé grâce à nous, avec la grâce de Dieu ». Ce texte a une résonance tiers mondiste neuf ans avant Bandoeng : il s’agit déjà de ne plus être « une nation écartelée entre l’Ouest et l’Est ».
Mais il a également un background islamique qui fait transition entre l’arabisme et
L’islamisme. A vrai dire, tous les leaders conducteurs de peuples en marche vers l’indépendance mélangeront les deux registres. Salah ben Youssef - le grand rival de Bourguiba - proclame le 7-10- 1955 à la mosquée université de la Zitouna que la Tunisie indépendante est « partie intégrante de la nation arabe et profondément intégrée dans l’Islam ». Mohammed V ne dit pas autre chose sur l’esplanade de la Tour Hassan le 9-3-1956. Les dirigeants du Pakistan indépendant trébuchent sur la même valse-hésitation : la première république islamique est-elle un point d’arrivée ou bien le commencement d’une construction politique à géométrie variable ? Il n’est pas jusqu’aux chrétiens arabes à s’empêtrer dans cette superposition entre arabité et islamité. Le syro-libanais Edmond Rabbath ne va-t-il pas jusqu’à déclarer : « L’Islam est la religion nationale des arabes. Il n’y a pas d’histoire islamique, seulement une histoire arabe ».
L’impotence de l’État post-colonial
Opère en premier lieu le semi échec de l’État national -développementaliste dans les années
1960/1970. Il a des causes circonstancielles et des raisons structurelles.
Les circonstances : les convulsions issues d’une conjoncture dramatique. C’est vrai surtout au
Moyen Orient où les événements dévastateurs se succèdent et créent une conscience historique envahie par la croyance en un complot de l’Occident contre la nation du Prophète. C’est d’abord 1920 : le rêve d’un grand royaume arabe brisé par la multiplication des États mandataires et anéanti par la France lorsqu’elle chasse de Damas l’émir Faysal porteur du projet unioniste arabe. 1920 préfigure 1948 et la première guerre israélo-arabe perdue : ‘âm an naqba ou l’année de la catastrophe marquée par l’expulsion de 700.000 Palestiniens du territoire que s’octroie Israël. 1967 (la guerre des six jours) est l’année de la rechute : ‘âm an naksa. L’évènement est traumatique et va constituer le niveau de base de la conscience politique de la génération qui usera de l’islamisme comme d’une alternative à la défaite historique de l’arabisme. A quoi s’ajoutent les guerres entre États, qu’elles soient interarabes (Algérie/ Maroc en octobre 1963, la guerre idéologique froide des deux ba’ath syrien et irakien) ou civiles (les deux Yémen, le Liban à partir de 1975). A partir de 1967 l’histoire devient illisible pour les hommes du Moyen Orient. L’axe Riad/Le Caire ou l’union des pétrodollars et des compétences est patent lors de l’infitah (ouverture) décidée en 1974par Sadate, le « président croyant » qui proclame l’avènement de « l’État de la science et de la foi ». Il ouvre un boulevard aux pétromonarchies. Si bien qu’aux années soixante qui évoluaient sous l’emblème de Bandoeng, puis de la thawra (la révolution nassérienne promotrice d’un « socialisme arabe ») succèdent les années soixante-dix qui opèrent sous le signe de la tharwa (l’argent facile tiré de la rente pétrolière). Mais la Syrie brouille le jeu en faisant cavalier seul. L’alawite Hafez al-Assad réussit au Liban à affronter successivement les sunnites, les chrétiens et, à partir de 1984, les Palestiniens. Sa diplomatie du go it alone tient de la real politik et Assad est imprudemment vanté comme le Bismarck du Moyen Orient par Kissinger. De fait, la libanisation, c’est-à-dire la fragmentation du Moyen Orient sur un registre ethno confessionnel, est évidente après les accords de Camp David. Israël, premier État érigé dans la région sur le seul paramètre ethno religieux, est le parangon de cette « balkanisation » du Proche Orient.
Des raisons structurelles : de l’Iran du Shah, symbole de la réaction, à l’Algérie, modèle du
progressisme, l’État, comme dans le reste du tiers monde, s’impose à la société comme l’agent hégélien de la production de l’histoire dont il sait le sens et définit exclusivement le répertoire d’action. C’est le national- développementalisme illustré au premier chef par Boumediene en Algérie, de 1965 à 1978. Ce genre de dictature administrative modernisatrice va buter sur les mêmes forces de résistance qu’un siècle auparavant à l’ère des tanzimat.
Sans doute les apparences signalent toutes la confiscation de l’idée nationale et de l’intérêt
public par un homme (Bourguiba, Hassan II) ou par un parti nation qui se mue en parti État et bientôt en Etat parti (le FLN en Algérie) ou bien encore par un groupe confessionnel comme les ‘Alawites en Syrie. Mais ce qui joue en profondeur, c’est bien plus la privatisation de l’État que l’étatisation de la société. L’État est l’incompris du monde arabo-musulman. Le citoyen qui émerge furtivement au lendemain des indépendances est surtout un consommateur frustré qui attend de l’État redistributeur tout ce dont il a été privé durant la colonisation, vitrine ouverte sur la société d’abondance européenne.
Aussi sévit bien vite ce que les Tunisiens appellent le ben ‘ammisme : jouer sur le fait d’être le neveu d’un oncle paternel (‘amm) bien placé dans les circuits du pouvoir d’État pour obtenir un emploi de fonctionnaire, une exonération d’impôt, l’obtention d’un crédit contingenté. Ce qui se répand, c’est ce qu’un sociologue a appelé, en enquêtant dans le sud de l’Italie, le « familialisme amoral » : quand le clan patriarcal passe avant la société et que sa défense interdit toute définition de l’intérêt collectif et dès lors toute action politique.
Un dicton tunisien et deux romans égyptiens nous permettent de comprendre pourquoi le
projet modernisateur de l’État embraye si peu, si mal sur la société.
En Tunisie, dès le début des années 1960, on affirme couramment que le roumi (l’étranger
colonisateur) est parti et que le m’tourni (celui qui a retourné sa veste) est entré à sa place (kharajat alrûmî, dakhalat al-m’turni). On ne saurait mieux dire l’extranéité des techniciens et commis de l’État post-colonial.
Au lendemain de 1945, Albert Cossery mit en scène, dans Les fainéants dans la vallée fertile,
les stratégies de micro résistance au projet hégémonique de la classe bureaucratique : la mauvaise volonté dans l’accomplissement des tâches, la surdité au politique, l’absentéisme au propre et au figuré, l’art de la nokta (plaisanterie acidulée) pour brocarder les puissants. On est dans l’ambiance des Vitelloni de Fellini, c’est-à-dire dans une Méditerranée à la traîne où les jeunes gens désoeuvrés et désenchantés ont renoncé à un emploi historique à la hauteur de l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes. Tawfiq el-Hakim, dans Journal d’un substitut de campagne, a montré comment dans un district rural d’Égypte les organes de l’État, quand ils émanent d’une inspiration modernisatrice, ratent leur objet. Ils ne fonctionnent plus selon leur logique d’origine. Ou bien la réglementation s’abat sur des fellahs qui n’en peuvent mais et se réfugient dans la tradition et Dieu pour leur opposer une résistance silencieuse. Ou bien le progrès induit est détourné de sa finalité et accaparé par de petits notables parasitaires : par exemple la pharmacie par un cadi ignorantin et cabotin.
En somme, la « pédagogie du saut en hauteur », initiée par l’État et consistant à construire
l’État par le haut, ne prend pas et les gens d’en bas s’essoufflent à le suivre, « loin derrière, loin dessous », comme l’observe Jacques Berque en 1954 à Sirs el-Layyan, une grosse bourgade du delta nilotique. Le phénomène est patent au tournant des années 1970, alors que surgit dans le monde le phénomène de l’effondrement des religions séculières fondées sur le culte du progrès et de la « crise de l’avenir » (Kr. Pomian). La dissolution du grand mythe mobilisateur de la modernisation engendre le retour sur le passé et favorise, bien sûr, la percée de l’intégrisme musulman.
L’insuccès du politique et le recours à l’islam en tant que religion d’État
L’entrée en politique ne fera guère barrage à la percée de l’islamisme. De fait, la politisation
des masses a accompagné la mobilisation anticolonialiste et antisioniste initiée par les partis politiques après 1945. Mais dès lors que surgit le désenchantement national post-colonial et que reflue la vague tiers-mondiste, l’énonciation du politique se brouille et les messages partisans passent de plus en plus mal.
A vrai dire l’entrée dans le jeu politique démocratique caractérisé par l’incertitude référentielle et l’exposition du conflit sur la scène publique a longtemps inspiré une peur mêlée d’effroi chez les simples gens pour des raisons qui tiennent à leur foi religieuse. Les luttes partisanes évoquent la fitna (69 occurrences dans le Coran), c’est-à-dire la rupture de l’ordre devant régir la cité islamique. La notion même de parti suscite beaucoup de réserve. Hizb : le terme entérine la division de la communauté croyante, la sécession, la mal croyance. Il ne peut y avoir qu’un parti : celui de Dieu (Hezbollah en persan). Le pluralisme est assimilé à la shu’biyya (quand, aux débuts de l’Islam, les Perses convertis faisaient bande à part). Les leaders aux commandes de l’État jouent de ce sentiment communautaire et cultivent l’unanimisme rappelant le consensus des premiers musulmans (ijma’a).
Sortir de cet unanimisme vecteur du peuple témoin de Dieu, c’est se retrancher d’une communauté politique qui décalque l’umma. Sortir du consensus fabriqué par le za’im, c’est bien plus que se révolter contre une pérarchie surimposée par la nouvelle religion civique de l’État. C’est s’exclure de la communauté religieuse : être un khuruj, c'est-à-dire un partisan du kharéjisme.
Partout le système politique se construit sur le confinement plus ou moins explicite du
religieux dans le domaine de la croyance privée. Mais le régime du parti unique éloigne de la
politique des individus conscientisés lors des grandes mobilisations autour de l’idée nationale. La conscience politique prend là où le pluralisme s’enracine et quand l’option d’un parti conservateur musulman figure dans l’éventail des choix électoraux. C’est le cas en Turquie entre 1950 et 1960, lorsque peut s’affirmer et gouverner contre le Parti Républicain du Peuple kémaliste le parti démocrate de Menderes, qui, en fait, correspond à un parti musulman conservateur : tory anglican plutôt que démocrate-chrétien pour le référencer par rapport à une typologie européenne. C’est le fait de l’Indonésie où le parti masjumi héritier du mouvement réformiste musulman participe au gouvernement de 1950 à 1955 et lutte désespérément contre l’irrésistible ascension de Sukarno de 1955 à 1957. Il démontre son attachement à la démocratie parlementaire face à la pratique autoritariste de la « démocratie guidée » imposée par le leader charismatique indonésien. La dissolution du parti en 1959 ouvrira la voie à une dissidence extrémiste : le courant salafiste du Parsis. Et raidira le courant modéré de la Muhammadiyya, qui ne sacralisait pas la sharî’a à ses débuts. Il en est de même au Pakistan dont la constitution de 1956, récrite en 1962, puis en 1973, stipule que la république est islamique et qu’aucune loi ne saurait être contraire aux enseignements de l’Islam. Ici le pluralisme s’inscrit exclusivement dans un espace de sens islamique. Il n’y a pas de ticket retour. Les partis s’affrontent pour plus ou moins de religion dans l’État et la société et leur compétition est minée par le vieux clivage entre les écoles d’oulémas des Déobandis, des Ahl-i Hadith et des Barelvis.
Faute de légitimité, les dirigeants font partout de l’islam une ressource centrale pour
galvaniser les membres d’une communauté politique désenchantée que plus rien ne transcende lorsque s’étiole la religion civique du développement. Partout l’Islam est proclamé religion d’État sauf au Liban et en Syrie à partir de 1973. Partout le grignotage de l’arsenal législatif sécularisé légué par les appareils d’État coloniaux est patent, comme l’illustre le cas de l’Égypte depuis la suppression des tribunaux mixtes en 1937. Et rien ne démontre mieux la prégnance de l’Islam que les limites des expériences de sécularisation entreprises en Turquie, en Iran et en Tunisie. Dans ces trois pays en réalité, la sécularisation consiste à faire de l’Islam la religion d’État qu’on instrumente au service exclusif de la religion de l’État et qu’on canalise à ce seul usage.
Rien n’illustre mieux cet axiome que l’exemple d’Habib Bourguiba. Sans doute celui-ci se
définit-il comme « un Jugurtha qui a réussi » en venant à bout de la propension des Numides à
s’autodétruire. Mais après 1956, il se met en scène, d’une manière moins provocatrice, comme le « rénovateur primordial » de l’Islam (al mujtahîd al-akbar) et non plus seulement comme le « combattant suprême » de la nation en marche (al mujâhid al-akbar). C’est au nom d’une interprétation réformiste libérale de la religion qu’il spécifie que le combat nationaliste fut un « petit jihâd » et que la lutte contre le sous-développement sera un « grand jihâd », ce qui l’autorise à limiter, en 1960, la pratique du jeûne durant le ramadan. L’Islam – déclare-t-il auprès des membres de l’association des jeunes musulmans en 1956 – est « la religion du progrès et de la libération ». Il s’arroge donc la faculté de pratiquer l’interprétation revendiquée par les réformistes religieux : l’ijtihâd. En faisant fi des autorités religieuses de Tunisie qu’il a réduit à sa merci. Il assoit son pouvoir présidentiel à vie après 1967 sur la religion dans des termes que n’aurait pas récusé Khomeiny, tenant de la doctrine de la velayat-e faqih (le gouvernement des docteurs de la loi) formulée en 1971: « Si le régime présidentiel est l’un des régimes démocratiques adoptés dans les pays occidentaux, il a des sources profondes dans l’Islam. La législation islamique n’en reconnaît pas d’autre… Le Président n’est autre que l’Imam dont l’investiture résulte du suffrage de la communauté nationale. L’Imam, dans l’Islam, occupe une place considérable ; l’obéissance qui lui est due fait corps dans le Coran avec celle qui est due à Dieu et au Prophète ». A coup sûr Bourguiba entre dans la pratique d’un gallicanisme d’État musulman, qui érode l’autorité des oulémas, réduit à un silence servile le grand mufti (donneur d’avis jurisprudentiels faisant autorité en définitive) et dévitalise l’islam vécu des gens qui doivent se mouler sur cette religion d’État ou vivre leur foi à l’abri du regard indiscret de la police secrète du régime.
Ainsi donc nulle part, au tournant des années 1960/1970, l’Islam n’était sorti de la scène
sociale et politique dans le monde musulman. L’irruption des islamistes au devant de la scène publique ne manifeste nullement un retour de l’islam, encore moins on ne sait trop quelle revanche de Dieu. Car pour que cela ait eu lieu, il eut fallu parler auparavant d’un effacement du fait islamique nulle part avéré, sauf en Asie musulmane soviétique où la prégnance de l’islam (du silence) – très vivace alimente une société parallèle non moins inébranlablement établie dans la religion de la tradition. D’autant plus que le système soviétique tolère la formation des oulémas en Arabie saoudite où ils infusent le wahhabisme.
Quelques catalyseurs de l’idéologie islamiste
Idéologie islamiste : l’expression désigne bien un mode de pensée spécifique et traduisible en
perse : ideolozhi-yé islami. En arabe, on parlera plutôt de discours islamiste : Kalam islamî. Les références ne sont pas les mêmes en Iran et dans ses prolongements indiens, là où le persan reste une langue de haute culture, et dans le monde arabe où le terme d’idéologie connote immédiatement le marxisme, ce qui le discrédite.
En Iran, le clivage entre les lettrés musulmans et les intellectuels occidentalisés n’est pas aussi
tranché que dans le monde arabe. Malgré la frontière introduite par le costume (turban et ‘aba ou manteau sans manche contre vêtement européen) et l’appellation contrastée (hajji, ‘allama, ayatollah d’un côté, doktor, professor, mohandes ou ingénieur de l’autre). De fait la tradition lettrée a maintenu ici la pratique de la philosophie et les premiers intellectuels européanisés - à l’instar de l’indien Iqbal pénétré de culture persane - n’ont pas décroché de la culture théologique et de la spiritualité soufi. La pensée islamique est de plus stimulée par l’accès privilégié à la pensée allemande. Les islamistes iraniens vont se nourrir de cet aller et retour entre la gnose islamo persane, la philosophie européenne et la théologie protestante allemande. Comme en témoigne l’itinéraire des deux références cardinales
de l’intelligentsia islamiste iranienne : Fardid (1912/1985) et Ali Shariati (1933/ 1977).
Fardid entreprend une critique radicale de l’Occident avec un outillage intellectuel qui opère la jonction entre Bergson et Heidegger d’une part, et la tradition spirituelle islamique de l’autre. Il met le doigt sur le fait que l’Occident a perdu le sens de la transcendance divine, qu’il a divinisé le « moi commandant » (nafs-e ammara) et qu’il sombre dans le nihilisme et l’autodestruction. Il rejette absolument cette philosophie de l’auto fondation de soi, qui engendre le « mal de l’Occident » (qarbzadagi), un terme qui, à l’instar d’ightirâb, ne distingue pas le fait de s’occidentaliser et le mal contracté en s’occidentalisant. Il y a incompatibilité entre deux sphères de civilisation : l’Occident spécifié par l’instinct de domination (velayet) et l’Orient tendu vers la recherche de l’amour d’essence
divine (valayat). En somme, nulle synthèse n’est possible entre l’Absolu musulman et la relativité européenne : on est bien dans le choc des civilisations.
Shariati, qui meurt très jeune à Londres dans des conditions suspectes après avoir été traqué
par la Savak (la police secrète du Shah), est plus un essayiste et un tribun qu’un penseur académique. Il récuse lui aussi les deux versants de l’Occident : le capitaliste et le communiste, tout en étant fasciné par la pensée révolutionnaire et la théologie protestante de la démythologisation à la Bulthman. Il récuse bien plus furieusement encore l’apathie des musulmans qui « n’éprouvent pas le moindre doute sur eux-mêmes » et chez lesquels « les adorateurs de la vache » surpassent « les adorateurs de Dieu ».
Il incrimine en particulier la hiérocratie chi’ite qui a muséifié le culte d’Alî et extrait du sacrifice de Hussein un dolorisme sur tréfonds de quiétisme faisant le jeu des puissants et le malheur des opprimés (les mostazafin). Il s’agit de convertir en brasier révolutionnaire l’énergie que le peuple au sens coranique (al nas) consume dans la célébration de l’ashura, de métamorphoser un rituel mortifère et paralysant en dynamique de rupture et de libération. Shariati ne revendique pas l’avènement d’une société sans classe, mais la promotion de l’homme complet, dont le Prophète reste le modèle insurpassable : « l’homme à deux ailes » propulsé par une doctrine s’annexant à la fois « le glaive de César et le coeur de Jésus, le cerveau de Socrate et l’âme de Hallaj ». Son influence est profonde à travers le relais de deux essais au titre percutant : Che bayard Kard (Que faire ?) et Tashayyo’-e sorkh (Le shi’isme rouge).
Dans les sociétés arabes, les types de détenteurs du savoir sont plus tranchés. Il y a, d’une part, les lettrés classiques en islam qui sont instrumentalisés par l’État postcolonial et dévalués par le triomphe éphémère de la religion du développement et, d’autre part, les clercs européanisés qui sont les « intellectuels organiques » des pouvoirs établis. Entre les deux il y a un fossé irréductible, comme le souligne à l’époque l’historien et penseur marocain Abdallah Laroui. L’antinomie est interne à la société arabe : ou le repli sur le traditionalisme, idéologie pour élite en perspective fermée, ou bien l’ouverture à la modernité attisée par la réactivation d’une raison arabe s’abreuvant à un « marxisme objectif » qui serait la somme de la pensée européenne et un raccourci pour l’assumer . L’intelligentsia islamiste naît non pas à l’intérieur, mais à l’extérieur de ce dilemme des intellectuels au sens classique : ceux qui établissent une liaison entre la manière dont les hommes vivent et la manière dont ils devraient vivre (pour s’inspirer d’Arthur Koestler dans Le Yogi et le commissaire).
Pour la plupart ce seront des ingénieurs, des médecins, des avocats et non pas de purs professionnels de l’acte de penser. Ils ne disposent pas de la culture du ‘ilm (savoir religieux) acquis dans les mosquées universités du Caire, de Tunis, Fès ou Médine. Beaucoup plus qu’en Iran, ils sont des intellectuels autoproclamés qui vont au texte coranique et à ses commentaires basiques comme on entre dans un libre-service. C’est pourquoi la pensée islamiste en milieu sunnite fait penser à un bricolage, à un abrégé tenant de l’Abc plus qu’à une pensée fouillée, à une construction de sens étagée. Deux Egyptiens surtout contribuèrent à son élaboration : Hassan al Banna (1906/1949) et Sayyid Qutb (1906/1966). Tous deux étaient d’origine rurale et firent leur apprentissage intellectuel à l’école cairote de Dar al-‘Ulum, une sorte d’école normale d’instituteurs de haut niveau créée en 1876
pour contrecarrer la mosquée université d’al Azhar.
En 1928, Hassan al Banna fonde à Ismaïlia (au coeur de la forteresse impériale britannique
faisant de l’Égypte la plaque tournante de l’Empire) l’association des Frères Musulmans (jam’iyyat alikhwân al-muslimîn) dont il sera le « guide suprême » (al-murshid al-‘âmm) jusqu’à son assassinat en 1949, vraisemblablement sous les balles de la police secrète du roi Farouk. L’association tient pour une part de la confrérie (d’où le vocabulaire de la fraternité), pour l’autre de la ligue au sens revêtu par ce terme dans l’entre-deux-guerres, avec en particulier des scouts militarisés, mais aussi du parti politique en puissance (al-Banna se présente aux élections en 1946). Elle atteint la dimension d’un mouvement de masse dès les années 1936/1937, alors qu’elle soutient manu militari la « grande révolte arabe » dirigée en Palestine contre le mandat anglais et l’établissement sioniste (le Yishouv).
En 1948, on estime que la fourchette des adhérents fluctue entre un et deux millions de « fréristes » en Égypte, sans compter ceux qui essaiment en Syrie et en Jordanie principalement.
Al Banna est surtout un pédagogue, un agitateur d’idées, un guide spirituel. Sa pensée reprend
et simplifie des idées émises par Jamal ed Din el Afghani et par Rachid Ridha, qui avait fait opérer à la pensée réformiste-religieuse une sorte de clôture idéologique la rapprochant tout doucement du fondamentalisme wahhabite revigoré par la constitution de l’Arabie saoudite en 1932. On peut condenser sa doctrine (qui est loin d’être statique) en quelques propositions. L’Islam est un ordre (nizâm) insurpassable, parce qu’il tient de la Révélation divine. Cet ordre doit régenter toutes les dimensions de la vie humaine : « L’Islam est dogme et culte, patrie et nationalité, religion et État, spiritualité et action, Qur’ân et sabre ». Dans cette optique, le pouvoir politique (hukm) n’est pas une branche dérivée de la foi, mais sa racine. Pour asseoir ce postulat, al Banna capte le vocable de hukm qui désigne toute sentence divine dans le droit musulman et le transporte dans le registre du politique, le faisant descendre de l’ordre de l’absolu à celui de la contingence. Et ceci est très caractéristique de la pensée islamiste, qui tord le cou au signifié originel et le réemploie dans un tout autre contexte au
risque de le vider de son sens premier. Al Banna n’aspire pas au rétablissement du califat. Il veut d’abord rétablir la norme islamique minorée par l’occupation anglaise et par le mouvement de sécularisation de la société engagé par le grand parti nationaliste du Wafd. Il affirme que le Coran est l’unique constitution envisageable et Mohamed le seul modèle d’homme accompli. Sur la lancée du slogan qui va faire florès : islam al-hâl (l’Islam est la solution). Sa revendication de théocratie islamique est dénoncée en 1937 à la Chambre des Députés par le leader du Wafd, Nahhas Pacha qui
fulmine : « C’est l’irruption de la religion là où elle n’a rien à voir, c’est l’invention d’un pouvoir autonome à côté du pouvoir séculier…L’Islam ne connaît pas de pouvoir spirituel. Après les Prophètes, il n’y a plus d’intermédiaire entre Dieu et ses serviteurs ».
Qutb passe à l’islamisme beaucoup plus tard. Cet écrivain et critique littéraire est d’abord
proche d’hommes de lettres musulmans libéraux tels que Taha Hussein et Tawfiq al-Hakim. En 1951, il rejoint les Frères Musulmans dont il devient le mentor le plus influent après un séjour de deux ans aux USA qui le traumatise et lui inculque la haine (le mot n’est pas trop fort) de l’Occident où l’homme est, selon lui, condamné à vivre en solitaire dans la foule et acculé au dévergondage sexuel du fait de l’émancipation féminine qui dérégule complètement le rapport de genre. C’est le premier Qutb, l’auteur en 1949 de La Justice sociale en Islam, un opuscule traduit en anglais en 1955. Cet essayiste se situe alors sur la longueur d’onde de ceux des Frères Musulmans qui veulent donner au mouvement « frériste », engoncé dans un islam social symétrique au catholicisme social, un contenu doctrinal plus arrêté et échafaudent les lignes maîtresses d’un Socialisme de l’Islam (best-seller écrit en 1954 par le syrien Mustafa al-Sibâ’i). Sont prônés réforme agraire, nationalisations, planification et
redistribution égalitariste de la richesse : tout un programme qui inspirera le socialisme arabe de Nasser marqué au coin par l’idéal islamiste qui procède d’un populisme niveleur et justicialiste (tous frères)…
Le deuxième Qotb est l‘intellectuel crépusculaire dont la pensée se radicalise à l’épreuve de la
captivité, quasiment sans interruption de 1954 à 1966, dans les geôles du régime nassérien, après la rupture entre la junte militaire et les Frères accomplie en octobre 1954. Torturé à plusieurs reprises, il est pendu sans procès férir –un procès bâclé, où, en pleurs, il remercie Dieu qui le gratifie, après des années de jihad, de la gloire ultime du martyr. Les Frères musulmans se proposaient d’islamiser la société par en bas (et pour Qotb, par en haut). Ils escomptaient, par le levier pédagogique de la da’wa (prédication fondée sur l’exemple), inculquer autour d’eux la norme islamique (al-siyasa alshar’iyya).
Zaynab al-Ghazzali, une haute figure du féminisme islamiste, a fait état des modalités et
des étapes de ce projet de réislamisation de la société : convertir un nombre significatif de « jeunes gens vertueux » dans un délai de 13 ans (le délai entre la révélation à Mohammed du premier verset et l’Hégire). Recommencer autant de fois qu’il le faudra pour rallier à soi 75% de la population et alors s’emparer du pouvoir…Influencé par Maududi, Qotb opère un décrochement saisissant par rapport à cette approche de la conversion de la société à l’islamisme par la conversion.
Il reprend et systématise la notion de hakimiyya (souveraineté absolue du Coran). Le pouvoir
législatif n’émane ni de l’imâm, ni de la communauté, mais seulement de Dieu, c’est-à-dire du Coran, c’est Dieu qui parle le Coran contrairement à la Bible qui parle de Dieu. L’islamisme qotbien sera une « biblocratie » selon l’expression d’Olivier Carré. Pour faire advenir le « royaume de Dieu sur terre » (mamlakat Allâh fi-l ard), il faut d’abord extirper de la société toute trace de jahiliyya définie par Qotb comme « toute société qui n’est pas islamique ». Les pays en dehors de l’orbe du dâr al-islâm sont
corrompus par le matérialisme, le sionisme (Qotb entérine la théorie monstrueuse du Protocole des Sages de Sion), le communisme et les Croisés. Mais les sociétés musulmanes sont également gangrenées par le kufr : elles ont cessé d’être musulmanes depuis bientôt deux siècles. Les clercs sont infectés par le modernisme, les intellectuels rongés par l’athéisme, les simples croyants compromis par leurs concessions à l’esprit du temps. Bref, la cité musulmane est dans une situation comparable à celle du XIIIe siècle, lorsque Bagdad était sous le joug des Tatars (Mongols) et que le grand jurisconsulte Ibn Taïmiyya proposait une méthodologie pour rétablir la religion du Vrai : la siyassa shar’iyya, une politique de législation authentiquement islamique, dégagée de toute compromission avec la yasa, la coutume tatar superficiellement islamisée. Mieux encore, les musulmans ont à
accomplir une deuxième hijra à l’instar du Prophète et de ses compagnons fuyant la Mecque sous l’empire de la Jahiliyya pour bâtir à Médine le modèle insurpassable de la cité vertueuse.
Cette retraite est d’abord une démarche éthique et mystique : à sa manière très tourmentée,
Qotb reste un spirituel trempé par l’épreuve du travail forcé et de la torture. Mais elle implique le passage à l’acte : la « révolution islamique » (al thawra al-islamiyya) qui se démarque de la « révolution arabe (al-thawra al-arabiyya) tout en la connotant. Cette révolution qui revêt des accents de guerre révolutionnaire à la Cher Guevara est un combat pour Dieu permanent et total jusqu’à l’islamisation complète du monde : une guerre religieuse (un Jihaad) et idéologique (une guerre de libération tiers-mondiste) engagée par une « minorité croyante agissante ». La jonction entre le jihâd et l’horizon du messianisme révolutionnaire qui colore si puissamment l’esprit du temps va donner une force explosive au message de Qotb. Et son interprétation du jihâd qui colle à la littéralité du texte
coranique va radicaliser les récepteurs de son best-seller Repères sur le chemin.
Sans doute, Qotb n’appelle-t-il pas explicitement au meurtre des dirigeants impies qui
régentent le monde musulman, mais il a armé intellectuellement les dissidents se réclamant de lui qui déserteront les Frères Musulmans dans les années 1970, puisqu’il autorise de jeter l’anathème sur les mal croyants : c’est le takfir, l’acte qui consiste à déclarer kafir tel musulman. Et il interprète dans un sens littéral le fameux verset 5 de la sourate 9 al-Tawba qui stipule « Tuez tous les idolâtres où qu’ils se trouvent », les idolâtres pouvant être dorénavant les ennemis de l’intérieur, en particulier les munâfiqûn, ces croyants au faux nez, ces dévots hypocrites stigmatisés par le Coran. Le réformiste
égyptien de la fin du XIXe siècle, Mohammed Abduh, avait expliqué que ce verset était abrogé par la multitude des autres qui annoncent au lecteur la rahma : la miséricorde agissante de Dieu envers les égarés qui se repentent. Qotb n’en démord pas : le jihâd est un impératif coranique, un sixième pilier de l’islam. Il se rallie à la doctrine jaba’rite en vigueur chez certains shi’ites et il confère à l’obligation du jihâd tombée en désuétude une nouvelle impulsion. En ce sens il reste bien, tout en la durcissant, dans la lignée des Frères Musulmans selon lesquels un musulman est un mujâhid : un combattant spirituel et guerrier pour faire triompher la religion du Vrai au prix du sacrifice de sa vie.
L’effet de propagation générationnel
Tous les analystes ont insisté sur la coïncidence entre l’irruption de l’islamisme, à partir de
1975, et l’avènement d’une nouvelle génération de jeunes sur la scène du monde musulman : la première à n’avoir pas vécu sous la tutelle coloniale. On est au moment où le poids des jeunes adultes (entre vingt et trente ans) dans la pyramide des âges atteint un pic par rapport aux décennies antécédentes et postérieures. Non seulement la grande famille reste de règle : sept à neuf enfants en moyenne, sauf en Tunisie et en Égypte, les premiers pays à pratiquer, à partir de 1964, des campagnes de limitation des naissances. Mais la longévité accrue de l’existence fait en sorte que les générations doivent cohabiter bien plus longtemps, ce qui a pour effet que nombre de jeunes adultes doivent dorénavant vivre avec leur père à un âge où ils leur succédaient auparavant. Le phénomène est accentué par le mariage des hommes de plus en plus tardif qui les fait s’attarder plus longtemps au domicile parental. Il en résulte un conflit père/fils qu’attise le maintien de l’ordre patriarcal encore à peine ébranlé par la mue de la société. Le sociologue Farhad Khosrokhavar explique ainsi pourquoi les jeunes Iraniens se sont jetés dans les bras de la mollahcratie gérontocratique : pour résoudre leur Oedipe,
ils se seraient alliés à leur grand-père Khomeiny contre leur père. Mais le conflit se situe entre frères également : pour accéder à l’emploi trop chiche, au logement raréfié par l’explosion urbaine, au marché matrimonial trop contingenté par la double exigence de la dot au père de l’épousée et de l’acquisition d’un logement. Au conflit vertical entre les générations s’ajoute ainsi la compétition entre pairs. L’ordre patriarcal ainsi atteint réagit en se tendant de plus en plus sévèrement et en nourrissant des frustrations que la mobilisation islamiste saura capter et convertir en potentiel de militance quasi guerrière.
Ajoutons que ce conflit de générations dans les grandes villes n’oppose pas seulement la
première génération à avoir accédé à l’instruction à des parents dont l’analphabétisme les fait
redoubler de conservatisme obtus. Elle se double du clivage accentué entre les garçons et les filles qui sont alphabétisées dans une proportion bien moindre et suivent des études raccourcies. Les garçons non seulement sont voués à s’opposer aux « ancêtres qui redoublent de férocité » (Kateb Yacine), mais ils sont réduits à épouser des filles à peine effleurées par l’instruction ou encore analphabètes. Ce fossé d’incompréhension qui se creuse entre les sexes constitue la toile de fond à l’horizon duquel s’inscrit la revendication de l’application de la shari’a et du port du foulard. Comment les hommes jeunes pourraient-ils s’accommoder de la mixité des sexes alors que la distance culturelle se creuse entre les
genres ? Le renvoi de la femme dans l’espace du privé est un moyen détourné de prendre sa revanche sur l’ordre des pères, en même temps qu’un stratagème pour plier à la norme conservatrice des bonnes moeurs les premières jeunes femmes qui accèdent au marché du travail salarié et à l’autonomie des
conduites en société. A n’en pas douter l’islamisme est contemporain de ce bref moment où la relation entre pouvoir et savoir se dissocie puisque ce sont les fils qui disposent de la connaissance du monde tel qu’il est. Ce temps court est celui de la génération qui s’intercale entre deux âges historiques dans les sociétés du monde musulman : avant, quand se conjuguait analphabétisme de masse et autoreproduction de la société selon les normes de la tradition, et depuis, lorsque la généralisation de l’instruction et un meilleur équilibre culturel entre garçons et filles fabriquent cette société contemporaine où l’individu s’émancipe de plus en plus de la communauté et se branche sur un « islam de marché »
(Patrick Haenni), qui se diffuse chez les nouvelles classes moyennes.
Idées, 2005.
La confusion entre les deux termes est contemporaine et elle se nourrit d’approximations qui
vont acclimater l’islamisme, le naturaliser progressivement. Pour comprendre la genèse du phénomène islamiste il convient donc de renoncer aux versions explicatives trop simples comme, par exemple, que l’islamisme est le produit de l’idéologisation de l’Islam dans sa version fondamentaliste et donc une tendance profonde du fait islamique. Ou bien que l’islamisme résulte de la convergence - courant des années 1970 - entre la bourgeoisie pieuse malmenée par des politique de modernisation autoritaire, l’intelligentsia prolétaroïde déclassée par la pléthore des diplômés sur le marché de l’emploi et les ruraux qui submergent les villes et constituent une couche sociale déshéritée : bref que l’islamisme serait le cumul d’une gigantesque frustration sociale et d’une aliénation culturelle traumatique. Or l’islamisme vient de plus loin, mais sans être à travers le hanbalisme, et le wahhabisme, le produit d’une nécessité historique intérieure à l’Islam. Et si l’islamisme est le fruit de circonstances historiques intrinsèques au reflux du tiers-mondisme, il obéit également à une logique sociale bien plus complexe et correspond à un horizon d’attente qui remonte à plus loin en amont.
C’est pourquoi on privilégiera l’étude du terreau où s’implante l’islamisme avant de passer à l’analyse de la pensée et de l’action des pères fondateurs du mouvement islamiste.
Le détour par l’histoire longue : Islam et politique un couple sous tension
L’état arabo musulman classique est à l’époque abbasside un composé instable d’héritage
social bédouin, d’utopie islamique et de bureaucratie impériale antique léguée par Byzance et la Perse Sassanide. La société arabe transmet une manière propre d’envisager l’honneur tribal (le ‘ird) et de pratiquer les solidarités résultant de la grammaire qu’il impose à ses membres : les ‘asabiyyât ou solidarités de base qui aiguisent le feeling group. La révolte du prophète Muhammad contre des croyances mal dégagées du polythéisme et des pratiques socioculturelles enkystées dans la gangue bédouine enfante d’une utopie : celle d’une cité idéale où l’homme se remet complètement à Dieu et applique intégralement sa Loi. L’Islam des origines propose un modèle de cité monocratique où il importe plus de savoir ce qu’il faut faire que de ce qu’il faut croire. D’où le type idéal d’homme à accomplir, qui est celui du saint guerrier, combattant sur le chemin de Dieu (mujâhîd fi sabîl Allah) pour promouvoir le bien et pourchasser le mal. L’insertion de la cité musulmane en gestation dans des
structures d’empire antérieures aboutit très vite à creuser un écart irrémédiable entre pouvoir légitime (le Khalifa, c’est-à-dire le successeur du Prophète) et pouvoir réel (le sultan, l’émir qui régente des sujets bien plus qu’il n’actionne des croyants reliés à lui par la commune soumission à la seule autorité
de Dieu). Si bien que la confusion s’opère au Moyen Age non pas entre le regnum et le millenium, catégories construites pour légitimer le césaro-papisme introuvable en Islam, mais entre l’État et le souverain. Les scribes du sultan calife se plaisent à souligner que l’armée constitue sa main, la bureaucratie sa plume, la police ses yeux et son héritier son avenir. Ils fabriquent une culture de gouvernement (adab al-sultâniyya), dont les référents sont bien plus marqués par les exemples de Pharaon, Chosroes, César ou bien le personnage d’Alexandre conseillé par Aristote stylisé par les néoplatoniciens
que par les indications fournies par le Coran sur le gouvernement des hommes. Ils mettent
en exergue que mieux vaut un prince juste mécréant qu’un despote musulman (le théologien du XIe siècle Ghazali). Al-Mawardi, un jurisconsulte théologien du XIe siècle, e, disait préférer « un tyran pour une année à une seule nuit sans gouvernement ». Bref le mal absolu que doit juguler le pouvoir juste et éclairé est moins l’impiété (le kufr coranique monté en épingle par les penseurs islamistes) que
Le désordre, la guerre civile entre croyants (la fitna). Et, pour maintenir la concorde entre les hommes,
ces intellectuels de cour font ressortir qu’il faut se conformer à un « cercle d’équité » qui se décline sous plusieurs versions, mais dont voici la plus topique : « Pas de sultan sans armée, pas d’armée sans impôts, pas d’impôts sans prospérité des sujets, pas celle-ci sans justice (‘adl), pas de justice sans sultan ». On est ici à mille lieux d’une cité théo (démo) cratique dont les idéologues de l’islamisme dessinèrent les contours dans les années 1960/1970.
Nombre de musulmans ne s’accommodent pas de cet écart entre l’État idéal inaccessible et
l’État réel qui se maintient par la contrainte : la sulta, la force de contraindre et non le pouvoir de persuader qui relève du hukm. Ils vivent en porte-à-faux avec la société historique. Les philosophes se réfugient dans l’élaboration de modèles de cités vertueuses, les mystiques se retirent du monde. Mais
les lettrés experts en écritures islamiques (les oulémas) réagissent, de même que les fuqaha’, qui sont les détenteurs du savoir tiré de la pratique de la jurisprudence: le fiqh fondé sur l’interprétation de la
Loi divine (la sharî’a). Ils font en sorte que l’État ne s’arroge jamais le pouvoir de dire ni le vrai (al haqq), ni le juste (al fiqh). Et ils conservent la faculté de distinguer ce qui est licite (halâl) de ce qui est interdit (harâm). Bref, ils s’arrogent un droit de remontrance (al nasiha) sur le prince et ils s’attribuent sur la société un droit de surveillance (al hisba) qu’ils exercent tantôt avec modération (on a mis en
exergue le quiétisme des docteurs de la loi en Islam), tantôt avec passion (des lettrés rénovateurs morigènent durement le souverain et prêchent périodiquement des réformes en prônant le retour aux origines). Ils infusent dans les sociétés citadines une culture de nostalgie des origines de l’Islam quand les quatre premiers califes « bien dirigés » (rashidûn) conduisaient du même pas la prière et les affaires en ce bas monde. En milieu populaire cette croyance en un âge d’or et en un obscurcissement inéluctable de l’histoire depuis le temps du Prophète se traduit par la croyance en un sauveur (un mahdî) venant à la fin des temps rétablir à l’endroit le monde culbuté par le triomphe final du kufr. En Islam sunnite, cette croyance détermine une vision du monde sombre, doloriste et attentiste imprégnée par la conviction chi’ite de l’occultation du douzième imam et de son retour dans une perspective eschatologique. Le retour à l’histoire proche : les effets malheureux de la modernisation défensive en Orient
Musulman au XIXe siècle
En présence du débordement de l’Europe en Méditerranée et au-delà en Océan indien, un
Milieu réformateur se constitue pour guider l’État « oriental » et prémunir les esprits contre la
tentation de l’Europe durant l’ère coloniale. L’incomplétude des expériences entreprises par l’empire ottoman, l’Égypte khédiviale et la Tunisie beylicale pour inventer au XIXe siècle une modernité orientale préfigure l’impuissance des États post-coloniaux. Le prosélytisme islamiste (la da’wa)
trouvera un terrain réceptif du fait du semi échec de ces deux expériences de modernisation qui se cumulent.
Dans l’empire ottoman se constitue un cercle réformiste qui est contemporain de l’apparition
de l’intelligentsia russe et confronté à la même problématique du « que faire ? » et de « qui sommes nous ? ». Secrétaires de cour au sérail d’Istanbul, officiers formés dans les académies militaires ou écoles d’ingénieurs greffées à Istanbul, au Caire et à Tunis, serviteurs du Prince envoyés en Europe apprendre le secret de sa supériorité militaire et intellectuelle et oulémas curieux de culture étrangère et désireux d’adapter l’islam aux lumières du siècle poussent activement le milieu de cour aux réajustements structurels (les Tanzimat ottomanes de 1839 à 1876) qui doivent armer l’État de sorte à repousser l’offensive de l’impérialisme européen. Et, pour penser la réforme nécessaire à la conservation du système, ils traduisent les catégories de pensée issues du mouvement des idées postrévolutionnaire en Europe. Ils les acclimatent aux données de la culture musulmane de leur temps et ce faisant ils leur retirent ce qu’elles avaient d’inassimilable pour les couches profondes des sociétés.
Prenons trois mots bouleversants pour des consciences musulmanes du XIXe siècle. Liberté :
Cette revendication qui s’enfle et se répand dans le monde depuis 1789 est d’abord assimilée par les esprits chagrins à la licéité, c’est-à-dire à la faculté de pouvoir outrepasser les règles d’un savoir-vivre en société qui serait universel. Les réformistes vont lui trouver un équivalent dans le bagage culturel dont ils disposent : non pas la « libertas » des Romains (l’accès à la citoyenneté, le droit de participer au règlement des affaires publiques), mais la huriyya, terme définissant la condition d’homme libre, qui se démarque par le genre de la femme, par l’islam des gens du Livre et des incroyants (kûffar) et
par le statut de l’esclave. Une telle traduction neutralise bien évidemment l’effet révolutionnaire d’un terme à portée philosophique et effet politique corrosifs.
Egalité va être rapproché de la notion de justice et d’équité (al ‘adl wa al ‘insâf ) d’inspiration
coranique. De même qu’on pouvait rattacher au droit élaboré par les jurisconsultes musulmans la notion de liberté, de même on s’ingénie à naturaliser la notion d’égalité et à l’émonder du potentiel de rupture avec la société d’Ancien Régime qu’elle recelait. L’égalité renvoie dès lors à la définition de la bonne gouvernance dans la cité musulmane idéale, quand le prince est juste et bienveillant, parce qu’éclairé par les lumières non de la raison, mais de la religion. L’égalité ainsi comprise traduit l’aspiration à être traité avec équité par le pouvoir, à sortir du favoritisme et du clientélisme, voire du despotisme, à entrer dans une sujétion négociée et contractualisée. Sous l’habillage libéral constitutionnel qui enveloppa les constitutions tunisienne de 1861 et ottomane de 1876 pointe l’exigence des élites dirigeantes à être mieux protégées contre l’arbitraire du maître des faveurs, à sauvegarder des privilèges, surtout les mameluks en voie d’extinction. Le peuple ne s’y trompe pas qui se rebellera contre les applications concrètes de ce principe de l’égalité. En Tunisie la grande révolte de 1864 a des raisons fiscales, mais, sous prétexte que la constitution permet aux juifs de sortir de leur
infériorité statutaire, elle s’en prend avec fureur à la coalition des privilégiés qui exploitent les
réformes pour accentuer leur hégémonie sociale. En 1876, les sufta (étudiants en théologie), à la suite d’imposantes manifestations de rue à Istanbul, obtiennent le renvoi du grand vizir et du plus haut dignitaire religieux, le shaykh al islâm, suspectés de complaisance envers la Russie et de coupable sympathie envers les tanzimat. Mais en réalité, de la Perse au Maroc, la liste est longue des séditions urbaines et révoltes rurales contre des réformes où les peuples voient non sans raison la main de l’étranger et des signes de renonciation à la souveraineté de l’Islam.
Même effet de neutralisation pour le terme de nation. L’inscription dans une nationalité, c’est
le contraire de l’appartenance à la communauté sans rivages des croyants : l’umma. Les oulémas ne s’y trompèrent pas qui verront longtemps dans l’Etat nation forgé par et contre les puissances coloniales une ruse de l’impérialisme, une application de la maxime « diviser pour régner ». Le grand vizir ottoman profère encore en 1916 que « la patrie d’un musulman est le lieu où s’applique la Loi Sainte de l’Islam », une formule que ne désavoueront pas les premiers penseurs islamistes. Les réformistes musulmans du courant de la salafiyya s’accommodent mal du principe des nationalités qui traverse les 19e et 20e siècles et ira jusqu’à colorer l’islamisme fin de vingtième siècle : à propos de
L’enracinement du Hamas en Palestine, du Hezbollah au Liban ou du F.I.S. en Algérie, ne parle-t-on pas à bon droit d’islamo nationalisme ? Entre 1870 et 1880, Jamal al-Dîn al-Afghanî - le père intellectuel de ce courant - s’essaye à penser une idéologie transnationale à l’aune de l’umma, qui ferait fi de la césure entre sunnites et chi’ites et unirait sous la houlette du sultan d’Istanbul tous les habitants du dâr al islâm. C’est le panislamisme, très différent de celui du sultan Abdulhamid qui diffuse une sorte de patriotisme confessionnel pour rallier à la Sublime Porte l’allégeance des peuples déjà colonisés à l’ouest (Maghreb) et à l’Est (du Turkestan russe à l’Inde anglaise). C’est bien la première tentative pour penser un Islam politique contemporain des constructions racialisantes des pangermanisme et panslavisme. Et elle donne lieu à une tentative de restauration d’un califat presque tombé en oubli depuis le XVIe siècle. L’institution est ratifiée dans la constitution de 1876 et le sultan calife d’Istanbul fera figure de dernier défenseur de l’intégrité du territoire de l’Islam.
Après la suppression du califat par Mustapha Kemal en 1924, les réformistes musulmans
prennent acte de l’émergence de l’idée de nation. Rachid Rida déclare dans le courant des années 1920 que l’amour de la patrie n’est pas inconciliable avec la croyance musulmane : al hubb al watan min al dîne. Cela n’empêche pas chez les théoriciens et praticiens de l’arabisme des effets de recoupement et de chevauchement entre nation et communauté des croyants. Nasser lui-même, dans son best seller Falsafa al-thawra (Philosophie de la Révolution), insérait l’Égypte dans trois cercles, du plus restreint au plus englobant : l’arabisme, l’Afrique et l’Islam. Les théoriciens chrétiens de l’arabisme primordial (‘al ‘urubiyya al awwal) considéraient, à l’instar du syrien grec orthodoxe Michel Aflaq, que l’Islam consacrait le génie historique de l’arabisme qui lui était antérieur et constituait sa culture de base dans laquelle il devait continuer à baigner pour parvenir à son optimum. Bien des intellectuels arabes contemporains distinguent la nation restreinte (par exemple la Tunisie), la nation étendue ou grande nation arabe et la nation des croyants, l’Islam comme ultime mode d’affiliation et horizon de sens. Le XIXe siècle finissant a énormément de mal à traduire la nation. Tantôt watan : le lieu de naissance, par extension le home land et donc l’adhésion contractuelle à une petite patrie, tantôt umma : l’entité territoriale mal définie fondée sur un patriotisme confessionnel et nourrissant une adhésion passionnelle. Cette aporie traversera le vingtième siècle. Les particularismes nationaux résisteront au vertige de la fusion dans la frairie confessionnelle, mais ils se bâtiront dans la mauvaise conscience et souvent la dénégation par peur de tourner le dos au peuple des origines, cette nation d’élus et de réprouvés qui façonna si longtemps une mentalité collective en Islam, comme l’observe si bien Louis Massignon lorsqu’au début de la guerre d’indépendance algérienne il entend monter, sous la revendication nationale, une clameur de justice inspirée par l’injonction coranique : « Fais-moi sortir de cette cité impure, qui persécute les faibles » (Coran : s.4, v.47). Les maquisards de l’ALN. soutient il « chéhadent », c’est-à-dire obéissent à un appel intérieur irrépressible afin de témoigner de leur foi et de leur volonté de briser les chaînes d’une cité inique. On ne saurait mieux dire la permanence d’un Islam des opprimés (les mustad’afûn dans le Coran) qui inspira partout une farouche résistance à l’entreprise coloniale.
Le trauma de la colonisation
On ne s’attachera pas à analyser les métamorphoses socio-économiques que le remodelage très brutal déclenché par le processus colonial infligea aux peuples d’Islam tombés en sujétion. On privilégiera, dans une approche consacrée à la morphogenèse de l’islamisme, la fêlure, puis la crise d’une conception du monde qui résulta du contact forcé avec l’Europe. C’est surtout l’instruction publique, résultat autant que cause d’un ébranlement de la confiance en soi, qui jeta le trouble dans les esprits. La notion de savoir profane et instrumental désempare les musulmans. Ils finissent par se rendre à l’offre scolaire qui reste malthusienne : former seulement une couche tampon de médiateurs entre maîtres coloniaux et sujets indigènes. Mais c’est parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement et qu’il faut bien survivre pour renflouer la nationalité vaincue et maintenir le rang de la lignée. Avec la crainte de perdre son âme dans l’opération. Comme le dit une vieille princesse dans L’aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, ce que l’enfant noir allait apprendre à l’école des Blancs compenserait-il ce qu’il allait oublier en désertant son pays natal ? Cela définit un rapport très crispé au savoir diffusé par l’école coloniale, avec l’obligation de masquer aux parents les horizons bouleversants qu’elle découvre.
De plus en plus nombreux vont être les « évolués » (expression d’époque pour désigner les
premiers acculturés à l’Europe) ou « jeunes Turcs », qui vivent dans un état de biculturalisme, et dans certains cas, d’acculturation (Saïd Halim, l’un des derniers grands vizirs d’Istanbul, maîtrisait mal l’arabe et l’ottoman) les écartelant entre deux logosphères. Comme on dit en Égypte dans l’entre-deux-guerres, la raison est occidentale, le coeur oriental : ‘aql gharbî, qalb sharqî. Toute une intelligentsia surgit qui vit ce drame de l’écart et de l’affrontement entre cultures dans la mauvaise conscience et le déchirement : « Le français est l’esprit de mon âme. L’Algérie est l’âme de mon esprit » écrit en 1946 Jean Amrouche.
C’est pourquoi le lexique pour dire le fait de s’européaniser est connoté très négativement.
Dans l’entre-deux-guerres, tafarnuj signifie en Égypte passer à l’Ouest en trahissant ses origines, m’turni (le fait de retourner métaphoriquement son vêtement) qualifie en franc arabe le même abandon en milieu populaire algérien. Plus tard, le nom verbal d’ightirâb va signifier simultanément le fait d’aller à l’Ouest, de s’occidentaliser, de s’aliéner par la perte de ses racines et de devenir étranger dans sa patrie.
A l’ère post-coloniale et durant le moment gauchiste du tiers-mondisme, au tournant des
années 1960/1970, l’expression « «agression culturelle (ghâzu al-fikr) de l’Occident» va ponctuer comme un leitmotiv le discours politique de l’intelligentsia arabe. Nul doute que celle-ci a préparé le terrain sur lequel prospèrera la prédication islamiste. D’un cycle historique à l’autre, des convictions et des passions politiques s’énoncent dans la continuité : que l’Orient musulman est la victime d’une entreprise de déculturation systématique de l’Occident, qu’il y a bien une guerre des Dieux et une bataille des civilisations entre des adversaires qui renvoient à des archétypes éternisés : l’Occident matérialiste obsédé par le faire et l’avoir et l’Orient réserve de valeurs spirituelles qui lui est supérieur ontologiquement parce qu’il est resté la maison de l’Etre. Ce discours, les « orientaux » ne l’ont pas
Inventé ; ils l’ont trouvé dans la représentation d’eux-mêmes qui leur est tendue comme dans un miroir par l’orientalisme savant ou existentiel.
La colonisation inflige des blessures narcissiques aux effets perdurables et elle engendre un
complexe d’infériorité dont les descendants des colonisés se sont encore mal remis. Mais surtout, elle introduit et elle accélère le phénomène de désenchantement du monde depuis Java jusqu’au Sénégal. Elle oblige les colonisés à assimiler la raison instrumentale de leurs vainqueurs pour la retourner contre les dominants et cette opération recèle une très grande violence symbolique. Le lexique qui donne accès au monde des incroyants (kuffâr) est perçu comme un instrument de dissolution d’une vérité énoncée jusque là comme un absolu intangible. La distinction opérée entre sacré et profane est ressentie comme un acte de profanation de la création divine. Le voile de sacralité enveloppant l’univers tout entier se déchire. Le croyant était pris dans un ineffable harmonie où tout faisait écho
comme dans une immense cristallerie : les planètes, les étoiles, les êtres visibles et invisibles, où se superposaient les registres de l’exotérique (zâhir) et de l’ésotérique (bâtin) pour donner un sens à l’univers. L’opération de dévoilement de ces mystérieuses correspondances et de cette alchimie divine créatrice d’un ordo mundi intangible est ressentie peu ou prou comme une entreprise de dévoiement de la vérité.
Comme le spécifie l’anthropologue Clifford Geertz observant l’islam à Java et au Maroc au
sortir de l’ère coloniale, « là où régnait la foi, on trouve maintenant des raisonnements ». Ce qui était donné en terme d’énonciation du croire est désormais à construire. L’Islam est à justifier par un argumentaire défensif vis-à-vis de la critique de l’extérieur. C’est le fait des réformistes musulmans, qui préparent eux aussi le terrain aux islamistes au point qu’on a pu parler en Algérie d’ « islahistes » pour désigner la synthèse réalisée entre le courant de l’islâh (la réforme) et celui de l’islamisme.
Préfiguration de l’islamisme : le courant réformiste religieux en version fondamentaliste et
l’arabisme pur et dur.
Réforme : le terme n’est pas fortuit, ni la méthode. Il s’agit de faire opérer à l’Islam la grande
opération rénovatrice que la Réforme du XVIe siècle avait introduite dans le christianisme latin. La méthode s’en inspire également: sola scriptura. Emonder les branches mortes de la tradition, en revenir à l’autorité du Livre et des énoncés qui précisent les « circonstances de la révélation » : le hadith, les vies (sirât) du Prophète, la tradition établie (sunna). Ce qui revient à refouler dans un archaïsme coupable les croyances populaires en des intercesseurs entre Dieu et l’homme : marabouts au Maghreb, scellant dans des cultes naturistes l’alliance entre paysanneries et génies du lieu, pir (vieux en persan) en Inde, établissant entre l’islam et l’hindouisme des passerelles et, partout, shioukhs de confréries suspects d’hétérodoxie. Si bien que les oulémas réformistes qui se constituent en associations combatives éradiquent le socle des croyances locales et dispersent les vapeurs syncrétiques montant des terroirs religieux. Ils sortent la croyance du fond dionysiaque où elle se cultivait. Cet « islam scripturaire ». pour s’inspirer de la terminologie d’Ernest Gellner – fait la guerre
à la religion des gens et prépare le chemin à la da’wa islamiste. Revenir au modèle médinois, à la pureté des « pieux ancêtres », emprunter au monde moderne ses outils tout en restant soi-même, prétendre que ce que l’Occident a inventé depuis le XVIIIe siècle, l’Islam l’avait déjà, mais l’avait perdu du fait de la décadence (al inhitât) générée par l’éloignement des préceptes de la religion originelle : ce programme a engendré l’atmosphère mentale dans laquelle les islamistes ont baigné dès leur adolescence.
Ceux-ci vont reprendre et radicaliser cet héritage : non plus moderniser l’islam, comme le
revendiquaient les réformistes religieux tel le shaykh d’Al Azhar Mohammed Abduh (1849/1905) ou le maître des oulémas réformistes algériens Abd el Hamid Ben Badis (1899/1940). Mais islamiser la modernité. Ils contribuent également à léguer à leurs coreligionnaires l’angoisse des temps modernes, cette difficulté croissante à être soi. Car si l’islam scripturaire rend, aux yeux des croyants, l’existence moins scandaleuse pour la raison et le sens commun, il ne leur restitue pas l’assurance d’autrefois.
Les oulémas réformistes ont livré une guerre culturelle aux colonisateurs qui a laissé des traces et convaincu leurs descendants de la supériorité spirituelle des hommes de l’Islam sur les Européens.
Pour illustrer cette assertion, on s’en tiendra à une anecdote et à l’exemple de l’Inde sous la férule britannique. Histoire exemplaire : en 1939 Daladier, le président du conseil, opère une tournée en Afrique du Nord pour, face aux prétentions de Mussolini et de Franco, réaffirmer la pérennité de l’établissement français au Maghreb et illustrer la thématique du « salut par l’empire », dernière trouvaille de propagande pour raffermir la confiance des Français en eux-mêmes. A Constantine, il a un entretien avec Ben Badis et il lui fait valoir que la France peut aligner tant de divisions pour ébranler la conviction acquise par le shaykh que la France a célébré le premier centenaire de l’Algérie (française) en 1830, mais qu’elle ne commémorera point le deuxième. Et Ben Badis, impavide, lui rétorque : « Oui, monsieur le Président, mais nous nous avons Dieu avec nous ».
Plus en profondeur, regardons voir comment l’islam se reprend et opère un travail de
remembrement sur lui-même en Inde anglaise. Ici également, l’islamisme ne surgira pas en terra incognita. Là, tout commence avec la réception du wahhabisme, ce courant réformateur
fondamentaliste surgi en Arabie profonde au milieu du XVIIIe siècle et qui veut expurger l’islam de toutes les déviations qui l’auraient dénaturé : en particulier le culte des saints et les confréries qui se cristallisent autour de ces grandes figures spirituelles. Shah Waliullah, un panjabi initiateur d’une grande madrasa qui sera le tronc commun de la plupart des entreprises réformistes, utilise le wahhabisme pour purifier l’islam local du culte du pir, le séparer de l’hindouisme englobant, le recentrer à la fois sur sa centralité arabe et son fonds local avec le glissement du persan à l’ourdou comme lingua franca des lettrés. Les musulmans doivent à la fois résister aux empiètements d’une Anglo Muhammaden Laws qui tient du bricolage ajusté aux aléas de la conjoncture coloniale et à la séduction des missionnaires protestants anglo-saxons auxquels ils vont beaucoup emprunter : l’imprimerie, le style de propagande, l’appel à la jeunesse et jusqu’à une forme de piétisme émotionnel
marqué par des revivals.
Trois tendances profondes s’affrontent pour trouver une alternative à l’acquiescement résigné
de la plupart à la domination britannique. Un courant de rejet violent de l’occupant chrétien et de séparation tranchante avec les hindouistes, en un mot une tentation jihâdiste et millénariste : il opère de Sayyid Ahmed Barelwi, qui fonde un éphémère royaume théocratique dans la région de Peshawar en 1831, aux Ahmadis, une secte fondée par Mirza Ghulma Ahmad, qui se fait passer en 1891 pour le mahdi et dont les disciples fondent la Jama’ati Ahmadiyya, une secte millénariste d’assez doux illuminés. Une lignée moderniste personnifiée par Syed Ahmed Khan (1817/1898) qui fonde en 1857 l’Anglo Oriental Collège d’Aligarth, où il s’agit de combiner l’enseignement des sciences modernes
avec la transmission d’un islam où les attributs divins sont assimilés aux lois naturelles régissant l’univers. En même temps qu’il engage les musulmans d’Inde à fonder une United Indian Patriotic Assocation, qui, distincte du Parti du Congrès, les conduit à concevoir un destin pour eux-mêmes.
Enfin, et surtout, une branche réformiste religieuse, qui se subdivise, grosso modo, en trois
subcourants : 1) les Deobandis (1869), qui combinent l’obsession de l’Un des wahhabites avec l’acceptation du soufisme dans sa forme la plus élevée et veulent restaurer non les royaumes musulmans de l’Inde pré anglaise, mais le modèle de cité accompli par le Prophète à Médine. 2) la Tablighi Jama’at, une association piétiste initiée par Mohammed Iyas en 1928. Son objectif immédiat fut d’islamiser des paysans mi-musulmans, mi-hindouistes près de Delhi : les Meos. Très vite, le Tabligh devient un mouvement fondamentaliste inspiré par les missionnaires anglais et mettant l’accent sur la conversion, la religion du coeur et l’obligation de se conformer à une morale très exigeante : bref une version musulmane du phénomène de l’individuation du croire que le protestantisme anglo-saxon diffuse si puissamment déjà dans l’entre-deux-guerres. Le Tabligh va gagner l’Angleterre et de là rayonner dans le monde musulman tout entier. 3) le mouvement très sectaire des Ahl al Hadith et des Ahl i Qoran (les partisans de s’en tenir au hadith ou au Coran) qui recrute dans l’aristocratie mogol déclassée par l’occupation anglaise et s’ancre beaucoup plus dans la référence arabo-islamique : le jurisconsulte Ibn Taïmiyya, le Wahhabisme.
On ne comprendrait rien à l’islamisme et au néo-fondamentalisme contemporain sans
remonter à cette maturation d’un islam réformiste, ici rigoriste jusqu’à l’intransigeance et là libéral et accommodant au siècle que l’Inde anglaise accouche silencieusement. Le premier grand penseur que l’on peut qualifier d’islamiste sort de ce milieu effervescent : Abû’ Ala’ Maududi (1903-1979). Né en Inde dans un milieu soufi, il décroche rapidement de son ancrage familial, devient journaliste et essayiste. Il fonde le premier parti islamiste au sens moderne en 1941 : la Jama’at i Islami. Non qu’il soit partisan de la démocratie parlementaire, d’ailleurs, partiellement introduite par les Anglais. Bien au contraire, la souveraineté ne peut, selon lui, provenir que de Dieu et non du peuple. Il considère que le monde musulman est retourné à la jahiliyya : l’ignorance d’essence païenne qui sévissait à la Mecque avant la révélation du Coran. Il s’agit dès lors de rompre avec cet état de non civilisation proche de la barbarie en rééditant l’hégire du Prophète sur un mode intérieur. Et d’unir tous les musulmans dans une configuration politique qui fasse l’économie de l’Etat nation : Maududi (Mawdudi en transcription de l’arabe, non de l’ourdou) sera hostile à la création du Pakistan par des musulmans sécularisateurs s’inspirant bien plus de Mustafa Kemal que de Jamal al Din al Afghani, dont Maududi est le continuateur par bien des côtés, ne fut-ce que par sa propension à idéologiser l’islam.
L’arabisme également prépare à la réception de l’islamisme : son contenu doctrinal et son
fiasco final après 1967, qui ouvre une perspective au projet islamiste jusque là assez minoritaire, sauf en Égypte.
Le panarabisme véhiculé par la Ligue arabe (fondée le 22 mars 1945) joue sur une thématique
proche de celle des réformistes religieux et constitue un humus non moins fertilisant pour les
islamistes. Ecoutons Abd er-Rahman Azzâm, un Egyptien premier secrétaire de la Ligue, s’exprimer à l’université américaine du Caire le 4 janvier 1946. Ce qui construit son allocution, c’est le constat que le monde court à sa perte du fait de « l’invasion de la civilisation matérialiste occidentale » propagée tant par le « capitalisme anglo-américain » que par le « communisme russe ». C’est pourquoi la vocation des Arabes en tant qu’héritiers des grandes civilisations antiques et des trois religions monothéistes est de remplir une « mission humanitaire » : sauver la civilisation en lui « donnant des assises nouvelles différentes de celles du matérialisme et de la politique de puissance ». Comme les Russes chez Dostoïevski, les Arabes sont un peuple théophore voué à régénérer l’humanité perdue par excès de matérialisme : « Dieu a fait de nous une nation médiatrice et nous a élus pour témoigner devant les hommes, et je crois qu’il désire nous envoyer à nouveau comme ses messagers dans un monde qui sera réformé grâce à nous, avec la grâce de Dieu ». Ce texte a une résonance tiers mondiste neuf ans avant Bandoeng : il s’agit déjà de ne plus être « une nation écartelée entre l’Ouest et l’Est ».
Mais il a également un background islamique qui fait transition entre l’arabisme et
L’islamisme. A vrai dire, tous les leaders conducteurs de peuples en marche vers l’indépendance mélangeront les deux registres. Salah ben Youssef - le grand rival de Bourguiba - proclame le 7-10- 1955 à la mosquée université de la Zitouna que la Tunisie indépendante est « partie intégrante de la nation arabe et profondément intégrée dans l’Islam ». Mohammed V ne dit pas autre chose sur l’esplanade de la Tour Hassan le 9-3-1956. Les dirigeants du Pakistan indépendant trébuchent sur la même valse-hésitation : la première république islamique est-elle un point d’arrivée ou bien le commencement d’une construction politique à géométrie variable ? Il n’est pas jusqu’aux chrétiens arabes à s’empêtrer dans cette superposition entre arabité et islamité. Le syro-libanais Edmond Rabbath ne va-t-il pas jusqu’à déclarer : « L’Islam est la religion nationale des arabes. Il n’y a pas d’histoire islamique, seulement une histoire arabe ».
L’impotence de l’État post-colonial
Opère en premier lieu le semi échec de l’État national -développementaliste dans les années
1960/1970. Il a des causes circonstancielles et des raisons structurelles.
Les circonstances : les convulsions issues d’une conjoncture dramatique. C’est vrai surtout au
Moyen Orient où les événements dévastateurs se succèdent et créent une conscience historique envahie par la croyance en un complot de l’Occident contre la nation du Prophète. C’est d’abord 1920 : le rêve d’un grand royaume arabe brisé par la multiplication des États mandataires et anéanti par la France lorsqu’elle chasse de Damas l’émir Faysal porteur du projet unioniste arabe. 1920 préfigure 1948 et la première guerre israélo-arabe perdue : ‘âm an naqba ou l’année de la catastrophe marquée par l’expulsion de 700.000 Palestiniens du territoire que s’octroie Israël. 1967 (la guerre des six jours) est l’année de la rechute : ‘âm an naksa. L’évènement est traumatique et va constituer le niveau de base de la conscience politique de la génération qui usera de l’islamisme comme d’une alternative à la défaite historique de l’arabisme. A quoi s’ajoutent les guerres entre États, qu’elles soient interarabes (Algérie/ Maroc en octobre 1963, la guerre idéologique froide des deux ba’ath syrien et irakien) ou civiles (les deux Yémen, le Liban à partir de 1975). A partir de 1967 l’histoire devient illisible pour les hommes du Moyen Orient. L’axe Riad/Le Caire ou l’union des pétrodollars et des compétences est patent lors de l’infitah (ouverture) décidée en 1974par Sadate, le « président croyant » qui proclame l’avènement de « l’État de la science et de la foi ». Il ouvre un boulevard aux pétromonarchies. Si bien qu’aux années soixante qui évoluaient sous l’emblème de Bandoeng, puis de la thawra (la révolution nassérienne promotrice d’un « socialisme arabe ») succèdent les années soixante-dix qui opèrent sous le signe de la tharwa (l’argent facile tiré de la rente pétrolière). Mais la Syrie brouille le jeu en faisant cavalier seul. L’alawite Hafez al-Assad réussit au Liban à affronter successivement les sunnites, les chrétiens et, à partir de 1984, les Palestiniens. Sa diplomatie du go it alone tient de la real politik et Assad est imprudemment vanté comme le Bismarck du Moyen Orient par Kissinger. De fait, la libanisation, c’est-à-dire la fragmentation du Moyen Orient sur un registre ethno confessionnel, est évidente après les accords de Camp David. Israël, premier État érigé dans la région sur le seul paramètre ethno religieux, est le parangon de cette « balkanisation » du Proche Orient.
Des raisons structurelles : de l’Iran du Shah, symbole de la réaction, à l’Algérie, modèle du
progressisme, l’État, comme dans le reste du tiers monde, s’impose à la société comme l’agent hégélien de la production de l’histoire dont il sait le sens et définit exclusivement le répertoire d’action. C’est le national- développementalisme illustré au premier chef par Boumediene en Algérie, de 1965 à 1978. Ce genre de dictature administrative modernisatrice va buter sur les mêmes forces de résistance qu’un siècle auparavant à l’ère des tanzimat.
Sans doute les apparences signalent toutes la confiscation de l’idée nationale et de l’intérêt
public par un homme (Bourguiba, Hassan II) ou par un parti nation qui se mue en parti État et bientôt en Etat parti (le FLN en Algérie) ou bien encore par un groupe confessionnel comme les ‘Alawites en Syrie. Mais ce qui joue en profondeur, c’est bien plus la privatisation de l’État que l’étatisation de la société. L’État est l’incompris du monde arabo-musulman. Le citoyen qui émerge furtivement au lendemain des indépendances est surtout un consommateur frustré qui attend de l’État redistributeur tout ce dont il a été privé durant la colonisation, vitrine ouverte sur la société d’abondance européenne.
Aussi sévit bien vite ce que les Tunisiens appellent le ben ‘ammisme : jouer sur le fait d’être le neveu d’un oncle paternel (‘amm) bien placé dans les circuits du pouvoir d’État pour obtenir un emploi de fonctionnaire, une exonération d’impôt, l’obtention d’un crédit contingenté. Ce qui se répand, c’est ce qu’un sociologue a appelé, en enquêtant dans le sud de l’Italie, le « familialisme amoral » : quand le clan patriarcal passe avant la société et que sa défense interdit toute définition de l’intérêt collectif et dès lors toute action politique.
Un dicton tunisien et deux romans égyptiens nous permettent de comprendre pourquoi le
projet modernisateur de l’État embraye si peu, si mal sur la société.
En Tunisie, dès le début des années 1960, on affirme couramment que le roumi (l’étranger
colonisateur) est parti et que le m’tourni (celui qui a retourné sa veste) est entré à sa place (kharajat alrûmî, dakhalat al-m’turni). On ne saurait mieux dire l’extranéité des techniciens et commis de l’État post-colonial.
Au lendemain de 1945, Albert Cossery mit en scène, dans Les fainéants dans la vallée fertile,
les stratégies de micro résistance au projet hégémonique de la classe bureaucratique : la mauvaise volonté dans l’accomplissement des tâches, la surdité au politique, l’absentéisme au propre et au figuré, l’art de la nokta (plaisanterie acidulée) pour brocarder les puissants. On est dans l’ambiance des Vitelloni de Fellini, c’est-à-dire dans une Méditerranée à la traîne où les jeunes gens désoeuvrés et désenchantés ont renoncé à un emploi historique à la hauteur de l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes. Tawfiq el-Hakim, dans Journal d’un substitut de campagne, a montré comment dans un district rural d’Égypte les organes de l’État, quand ils émanent d’une inspiration modernisatrice, ratent leur objet. Ils ne fonctionnent plus selon leur logique d’origine. Ou bien la réglementation s’abat sur des fellahs qui n’en peuvent mais et se réfugient dans la tradition et Dieu pour leur opposer une résistance silencieuse. Ou bien le progrès induit est détourné de sa finalité et accaparé par de petits notables parasitaires : par exemple la pharmacie par un cadi ignorantin et cabotin.
En somme, la « pédagogie du saut en hauteur », initiée par l’État et consistant à construire
l’État par le haut, ne prend pas et les gens d’en bas s’essoufflent à le suivre, « loin derrière, loin dessous », comme l’observe Jacques Berque en 1954 à Sirs el-Layyan, une grosse bourgade du delta nilotique. Le phénomène est patent au tournant des années 1970, alors que surgit dans le monde le phénomène de l’effondrement des religions séculières fondées sur le culte du progrès et de la « crise de l’avenir » (Kr. Pomian). La dissolution du grand mythe mobilisateur de la modernisation engendre le retour sur le passé et favorise, bien sûr, la percée de l’intégrisme musulman.
L’insuccès du politique et le recours à l’islam en tant que religion d’État
L’entrée en politique ne fera guère barrage à la percée de l’islamisme. De fait, la politisation
des masses a accompagné la mobilisation anticolonialiste et antisioniste initiée par les partis politiques après 1945. Mais dès lors que surgit le désenchantement national post-colonial et que reflue la vague tiers-mondiste, l’énonciation du politique se brouille et les messages partisans passent de plus en plus mal.
A vrai dire l’entrée dans le jeu politique démocratique caractérisé par l’incertitude référentielle et l’exposition du conflit sur la scène publique a longtemps inspiré une peur mêlée d’effroi chez les simples gens pour des raisons qui tiennent à leur foi religieuse. Les luttes partisanes évoquent la fitna (69 occurrences dans le Coran), c’est-à-dire la rupture de l’ordre devant régir la cité islamique. La notion même de parti suscite beaucoup de réserve. Hizb : le terme entérine la division de la communauté croyante, la sécession, la mal croyance. Il ne peut y avoir qu’un parti : celui de Dieu (Hezbollah en persan). Le pluralisme est assimilé à la shu’biyya (quand, aux débuts de l’Islam, les Perses convertis faisaient bande à part). Les leaders aux commandes de l’État jouent de ce sentiment communautaire et cultivent l’unanimisme rappelant le consensus des premiers musulmans (ijma’a).
Sortir de cet unanimisme vecteur du peuple témoin de Dieu, c’est se retrancher d’une communauté politique qui décalque l’umma. Sortir du consensus fabriqué par le za’im, c’est bien plus que se révolter contre une pérarchie surimposée par la nouvelle religion civique de l’État. C’est s’exclure de la communauté religieuse : être un khuruj, c'est-à-dire un partisan du kharéjisme.
Partout le système politique se construit sur le confinement plus ou moins explicite du
religieux dans le domaine de la croyance privée. Mais le régime du parti unique éloigne de la
politique des individus conscientisés lors des grandes mobilisations autour de l’idée nationale. La conscience politique prend là où le pluralisme s’enracine et quand l’option d’un parti conservateur musulman figure dans l’éventail des choix électoraux. C’est le cas en Turquie entre 1950 et 1960, lorsque peut s’affirmer et gouverner contre le Parti Républicain du Peuple kémaliste le parti démocrate de Menderes, qui, en fait, correspond à un parti musulman conservateur : tory anglican plutôt que démocrate-chrétien pour le référencer par rapport à une typologie européenne. C’est le fait de l’Indonésie où le parti masjumi héritier du mouvement réformiste musulman participe au gouvernement de 1950 à 1955 et lutte désespérément contre l’irrésistible ascension de Sukarno de 1955 à 1957. Il démontre son attachement à la démocratie parlementaire face à la pratique autoritariste de la « démocratie guidée » imposée par le leader charismatique indonésien. La dissolution du parti en 1959 ouvrira la voie à une dissidence extrémiste : le courant salafiste du Parsis. Et raidira le courant modéré de la Muhammadiyya, qui ne sacralisait pas la sharî’a à ses débuts. Il en est de même au Pakistan dont la constitution de 1956, récrite en 1962, puis en 1973, stipule que la république est islamique et qu’aucune loi ne saurait être contraire aux enseignements de l’Islam. Ici le pluralisme s’inscrit exclusivement dans un espace de sens islamique. Il n’y a pas de ticket retour. Les partis s’affrontent pour plus ou moins de religion dans l’État et la société et leur compétition est minée par le vieux clivage entre les écoles d’oulémas des Déobandis, des Ahl-i Hadith et des Barelvis.
Faute de légitimité, les dirigeants font partout de l’islam une ressource centrale pour
galvaniser les membres d’une communauté politique désenchantée que plus rien ne transcende lorsque s’étiole la religion civique du développement. Partout l’Islam est proclamé religion d’État sauf au Liban et en Syrie à partir de 1973. Partout le grignotage de l’arsenal législatif sécularisé légué par les appareils d’État coloniaux est patent, comme l’illustre le cas de l’Égypte depuis la suppression des tribunaux mixtes en 1937. Et rien ne démontre mieux la prégnance de l’Islam que les limites des expériences de sécularisation entreprises en Turquie, en Iran et en Tunisie. Dans ces trois pays en réalité, la sécularisation consiste à faire de l’Islam la religion d’État qu’on instrumente au service exclusif de la religion de l’État et qu’on canalise à ce seul usage.
Rien n’illustre mieux cet axiome que l’exemple d’Habib Bourguiba. Sans doute celui-ci se
définit-il comme « un Jugurtha qui a réussi » en venant à bout de la propension des Numides à
s’autodétruire. Mais après 1956, il se met en scène, d’une manière moins provocatrice, comme le « rénovateur primordial » de l’Islam (al mujtahîd al-akbar) et non plus seulement comme le « combattant suprême » de la nation en marche (al mujâhid al-akbar). C’est au nom d’une interprétation réformiste libérale de la religion qu’il spécifie que le combat nationaliste fut un « petit jihâd » et que la lutte contre le sous-développement sera un « grand jihâd », ce qui l’autorise à limiter, en 1960, la pratique du jeûne durant le ramadan. L’Islam – déclare-t-il auprès des membres de l’association des jeunes musulmans en 1956 – est « la religion du progrès et de la libération ». Il s’arroge donc la faculté de pratiquer l’interprétation revendiquée par les réformistes religieux : l’ijtihâd. En faisant fi des autorités religieuses de Tunisie qu’il a réduit à sa merci. Il assoit son pouvoir présidentiel à vie après 1967 sur la religion dans des termes que n’aurait pas récusé Khomeiny, tenant de la doctrine de la velayat-e faqih (le gouvernement des docteurs de la loi) formulée en 1971: « Si le régime présidentiel est l’un des régimes démocratiques adoptés dans les pays occidentaux, il a des sources profondes dans l’Islam. La législation islamique n’en reconnaît pas d’autre… Le Président n’est autre que l’Imam dont l’investiture résulte du suffrage de la communauté nationale. L’Imam, dans l’Islam, occupe une place considérable ; l’obéissance qui lui est due fait corps dans le Coran avec celle qui est due à Dieu et au Prophète ». A coup sûr Bourguiba entre dans la pratique d’un gallicanisme d’État musulman, qui érode l’autorité des oulémas, réduit à un silence servile le grand mufti (donneur d’avis jurisprudentiels faisant autorité en définitive) et dévitalise l’islam vécu des gens qui doivent se mouler sur cette religion d’État ou vivre leur foi à l’abri du regard indiscret de la police secrète du régime.
Ainsi donc nulle part, au tournant des années 1960/1970, l’Islam n’était sorti de la scène
sociale et politique dans le monde musulman. L’irruption des islamistes au devant de la scène publique ne manifeste nullement un retour de l’islam, encore moins on ne sait trop quelle revanche de Dieu. Car pour que cela ait eu lieu, il eut fallu parler auparavant d’un effacement du fait islamique nulle part avéré, sauf en Asie musulmane soviétique où la prégnance de l’islam (du silence) – très vivace alimente une société parallèle non moins inébranlablement établie dans la religion de la tradition. D’autant plus que le système soviétique tolère la formation des oulémas en Arabie saoudite où ils infusent le wahhabisme.
Quelques catalyseurs de l’idéologie islamiste
Idéologie islamiste : l’expression désigne bien un mode de pensée spécifique et traduisible en
perse : ideolozhi-yé islami. En arabe, on parlera plutôt de discours islamiste : Kalam islamî. Les références ne sont pas les mêmes en Iran et dans ses prolongements indiens, là où le persan reste une langue de haute culture, et dans le monde arabe où le terme d’idéologie connote immédiatement le marxisme, ce qui le discrédite.
En Iran, le clivage entre les lettrés musulmans et les intellectuels occidentalisés n’est pas aussi
tranché que dans le monde arabe. Malgré la frontière introduite par le costume (turban et ‘aba ou manteau sans manche contre vêtement européen) et l’appellation contrastée (hajji, ‘allama, ayatollah d’un côté, doktor, professor, mohandes ou ingénieur de l’autre). De fait la tradition lettrée a maintenu ici la pratique de la philosophie et les premiers intellectuels européanisés - à l’instar de l’indien Iqbal pénétré de culture persane - n’ont pas décroché de la culture théologique et de la spiritualité soufi. La pensée islamique est de plus stimulée par l’accès privilégié à la pensée allemande. Les islamistes iraniens vont se nourrir de cet aller et retour entre la gnose islamo persane, la philosophie européenne et la théologie protestante allemande. Comme en témoigne l’itinéraire des deux références cardinales
de l’intelligentsia islamiste iranienne : Fardid (1912/1985) et Ali Shariati (1933/ 1977).
Fardid entreprend une critique radicale de l’Occident avec un outillage intellectuel qui opère la jonction entre Bergson et Heidegger d’une part, et la tradition spirituelle islamique de l’autre. Il met le doigt sur le fait que l’Occident a perdu le sens de la transcendance divine, qu’il a divinisé le « moi commandant » (nafs-e ammara) et qu’il sombre dans le nihilisme et l’autodestruction. Il rejette absolument cette philosophie de l’auto fondation de soi, qui engendre le « mal de l’Occident » (qarbzadagi), un terme qui, à l’instar d’ightirâb, ne distingue pas le fait de s’occidentaliser et le mal contracté en s’occidentalisant. Il y a incompatibilité entre deux sphères de civilisation : l’Occident spécifié par l’instinct de domination (velayet) et l’Orient tendu vers la recherche de l’amour d’essence
divine (valayat). En somme, nulle synthèse n’est possible entre l’Absolu musulman et la relativité européenne : on est bien dans le choc des civilisations.
Shariati, qui meurt très jeune à Londres dans des conditions suspectes après avoir été traqué
par la Savak (la police secrète du Shah), est plus un essayiste et un tribun qu’un penseur académique. Il récuse lui aussi les deux versants de l’Occident : le capitaliste et le communiste, tout en étant fasciné par la pensée révolutionnaire et la théologie protestante de la démythologisation à la Bulthman. Il récuse bien plus furieusement encore l’apathie des musulmans qui « n’éprouvent pas le moindre doute sur eux-mêmes » et chez lesquels « les adorateurs de la vache » surpassent « les adorateurs de Dieu ».
Il incrimine en particulier la hiérocratie chi’ite qui a muséifié le culte d’Alî et extrait du sacrifice de Hussein un dolorisme sur tréfonds de quiétisme faisant le jeu des puissants et le malheur des opprimés (les mostazafin). Il s’agit de convertir en brasier révolutionnaire l’énergie que le peuple au sens coranique (al nas) consume dans la célébration de l’ashura, de métamorphoser un rituel mortifère et paralysant en dynamique de rupture et de libération. Shariati ne revendique pas l’avènement d’une société sans classe, mais la promotion de l’homme complet, dont le Prophète reste le modèle insurpassable : « l’homme à deux ailes » propulsé par une doctrine s’annexant à la fois « le glaive de César et le coeur de Jésus, le cerveau de Socrate et l’âme de Hallaj ». Son influence est profonde à travers le relais de deux essais au titre percutant : Che bayard Kard (Que faire ?) et Tashayyo’-e sorkh (Le shi’isme rouge).
Dans les sociétés arabes, les types de détenteurs du savoir sont plus tranchés. Il y a, d’une part, les lettrés classiques en islam qui sont instrumentalisés par l’État postcolonial et dévalués par le triomphe éphémère de la religion du développement et, d’autre part, les clercs européanisés qui sont les « intellectuels organiques » des pouvoirs établis. Entre les deux il y a un fossé irréductible, comme le souligne à l’époque l’historien et penseur marocain Abdallah Laroui. L’antinomie est interne à la société arabe : ou le repli sur le traditionalisme, idéologie pour élite en perspective fermée, ou bien l’ouverture à la modernité attisée par la réactivation d’une raison arabe s’abreuvant à un « marxisme objectif » qui serait la somme de la pensée européenne et un raccourci pour l’assumer . L’intelligentsia islamiste naît non pas à l’intérieur, mais à l’extérieur de ce dilemme des intellectuels au sens classique : ceux qui établissent une liaison entre la manière dont les hommes vivent et la manière dont ils devraient vivre (pour s’inspirer d’Arthur Koestler dans Le Yogi et le commissaire).
Pour la plupart ce seront des ingénieurs, des médecins, des avocats et non pas de purs professionnels de l’acte de penser. Ils ne disposent pas de la culture du ‘ilm (savoir religieux) acquis dans les mosquées universités du Caire, de Tunis, Fès ou Médine. Beaucoup plus qu’en Iran, ils sont des intellectuels autoproclamés qui vont au texte coranique et à ses commentaires basiques comme on entre dans un libre-service. C’est pourquoi la pensée islamiste en milieu sunnite fait penser à un bricolage, à un abrégé tenant de l’Abc plus qu’à une pensée fouillée, à une construction de sens étagée. Deux Egyptiens surtout contribuèrent à son élaboration : Hassan al Banna (1906/1949) et Sayyid Qutb (1906/1966). Tous deux étaient d’origine rurale et firent leur apprentissage intellectuel à l’école cairote de Dar al-‘Ulum, une sorte d’école normale d’instituteurs de haut niveau créée en 1876
pour contrecarrer la mosquée université d’al Azhar.
En 1928, Hassan al Banna fonde à Ismaïlia (au coeur de la forteresse impériale britannique
faisant de l’Égypte la plaque tournante de l’Empire) l’association des Frères Musulmans (jam’iyyat alikhwân al-muslimîn) dont il sera le « guide suprême » (al-murshid al-‘âmm) jusqu’à son assassinat en 1949, vraisemblablement sous les balles de la police secrète du roi Farouk. L’association tient pour une part de la confrérie (d’où le vocabulaire de la fraternité), pour l’autre de la ligue au sens revêtu par ce terme dans l’entre-deux-guerres, avec en particulier des scouts militarisés, mais aussi du parti politique en puissance (al-Banna se présente aux élections en 1946). Elle atteint la dimension d’un mouvement de masse dès les années 1936/1937, alors qu’elle soutient manu militari la « grande révolte arabe » dirigée en Palestine contre le mandat anglais et l’établissement sioniste (le Yishouv).
En 1948, on estime que la fourchette des adhérents fluctue entre un et deux millions de « fréristes » en Égypte, sans compter ceux qui essaiment en Syrie et en Jordanie principalement.
Al Banna est surtout un pédagogue, un agitateur d’idées, un guide spirituel. Sa pensée reprend
et simplifie des idées émises par Jamal ed Din el Afghani et par Rachid Ridha, qui avait fait opérer à la pensée réformiste-religieuse une sorte de clôture idéologique la rapprochant tout doucement du fondamentalisme wahhabite revigoré par la constitution de l’Arabie saoudite en 1932. On peut condenser sa doctrine (qui est loin d’être statique) en quelques propositions. L’Islam est un ordre (nizâm) insurpassable, parce qu’il tient de la Révélation divine. Cet ordre doit régenter toutes les dimensions de la vie humaine : « L’Islam est dogme et culte, patrie et nationalité, religion et État, spiritualité et action, Qur’ân et sabre ». Dans cette optique, le pouvoir politique (hukm) n’est pas une branche dérivée de la foi, mais sa racine. Pour asseoir ce postulat, al Banna capte le vocable de hukm qui désigne toute sentence divine dans le droit musulman et le transporte dans le registre du politique, le faisant descendre de l’ordre de l’absolu à celui de la contingence. Et ceci est très caractéristique de la pensée islamiste, qui tord le cou au signifié originel et le réemploie dans un tout autre contexte au
risque de le vider de son sens premier. Al Banna n’aspire pas au rétablissement du califat. Il veut d’abord rétablir la norme islamique minorée par l’occupation anglaise et par le mouvement de sécularisation de la société engagé par le grand parti nationaliste du Wafd. Il affirme que le Coran est l’unique constitution envisageable et Mohamed le seul modèle d’homme accompli. Sur la lancée du slogan qui va faire florès : islam al-hâl (l’Islam est la solution). Sa revendication de théocratie islamique est dénoncée en 1937 à la Chambre des Députés par le leader du Wafd, Nahhas Pacha qui
fulmine : « C’est l’irruption de la religion là où elle n’a rien à voir, c’est l’invention d’un pouvoir autonome à côté du pouvoir séculier…L’Islam ne connaît pas de pouvoir spirituel. Après les Prophètes, il n’y a plus d’intermédiaire entre Dieu et ses serviteurs ».
Qutb passe à l’islamisme beaucoup plus tard. Cet écrivain et critique littéraire est d’abord
proche d’hommes de lettres musulmans libéraux tels que Taha Hussein et Tawfiq al-Hakim. En 1951, il rejoint les Frères Musulmans dont il devient le mentor le plus influent après un séjour de deux ans aux USA qui le traumatise et lui inculque la haine (le mot n’est pas trop fort) de l’Occident où l’homme est, selon lui, condamné à vivre en solitaire dans la foule et acculé au dévergondage sexuel du fait de l’émancipation féminine qui dérégule complètement le rapport de genre. C’est le premier Qutb, l’auteur en 1949 de La Justice sociale en Islam, un opuscule traduit en anglais en 1955. Cet essayiste se situe alors sur la longueur d’onde de ceux des Frères Musulmans qui veulent donner au mouvement « frériste », engoncé dans un islam social symétrique au catholicisme social, un contenu doctrinal plus arrêté et échafaudent les lignes maîtresses d’un Socialisme de l’Islam (best-seller écrit en 1954 par le syrien Mustafa al-Sibâ’i). Sont prônés réforme agraire, nationalisations, planification et
redistribution égalitariste de la richesse : tout un programme qui inspirera le socialisme arabe de Nasser marqué au coin par l’idéal islamiste qui procède d’un populisme niveleur et justicialiste (tous frères)…
Le deuxième Qotb est l‘intellectuel crépusculaire dont la pensée se radicalise à l’épreuve de la
captivité, quasiment sans interruption de 1954 à 1966, dans les geôles du régime nassérien, après la rupture entre la junte militaire et les Frères accomplie en octobre 1954. Torturé à plusieurs reprises, il est pendu sans procès férir –un procès bâclé, où, en pleurs, il remercie Dieu qui le gratifie, après des années de jihad, de la gloire ultime du martyr. Les Frères musulmans se proposaient d’islamiser la société par en bas (et pour Qotb, par en haut). Ils escomptaient, par le levier pédagogique de la da’wa (prédication fondée sur l’exemple), inculquer autour d’eux la norme islamique (al-siyasa alshar’iyya).
Zaynab al-Ghazzali, une haute figure du féminisme islamiste, a fait état des modalités et
des étapes de ce projet de réislamisation de la société : convertir un nombre significatif de « jeunes gens vertueux » dans un délai de 13 ans (le délai entre la révélation à Mohammed du premier verset et l’Hégire). Recommencer autant de fois qu’il le faudra pour rallier à soi 75% de la population et alors s’emparer du pouvoir…Influencé par Maududi, Qotb opère un décrochement saisissant par rapport à cette approche de la conversion de la société à l’islamisme par la conversion.
Il reprend et systématise la notion de hakimiyya (souveraineté absolue du Coran). Le pouvoir
législatif n’émane ni de l’imâm, ni de la communauté, mais seulement de Dieu, c’est-à-dire du Coran, c’est Dieu qui parle le Coran contrairement à la Bible qui parle de Dieu. L’islamisme qotbien sera une « biblocratie » selon l’expression d’Olivier Carré. Pour faire advenir le « royaume de Dieu sur terre » (mamlakat Allâh fi-l ard), il faut d’abord extirper de la société toute trace de jahiliyya définie par Qotb comme « toute société qui n’est pas islamique ». Les pays en dehors de l’orbe du dâr al-islâm sont
corrompus par le matérialisme, le sionisme (Qotb entérine la théorie monstrueuse du Protocole des Sages de Sion), le communisme et les Croisés. Mais les sociétés musulmanes sont également gangrenées par le kufr : elles ont cessé d’être musulmanes depuis bientôt deux siècles. Les clercs sont infectés par le modernisme, les intellectuels rongés par l’athéisme, les simples croyants compromis par leurs concessions à l’esprit du temps. Bref, la cité musulmane est dans une situation comparable à celle du XIIIe siècle, lorsque Bagdad était sous le joug des Tatars (Mongols) et que le grand jurisconsulte Ibn Taïmiyya proposait une méthodologie pour rétablir la religion du Vrai : la siyassa shar’iyya, une politique de législation authentiquement islamique, dégagée de toute compromission avec la yasa, la coutume tatar superficiellement islamisée. Mieux encore, les musulmans ont à
accomplir une deuxième hijra à l’instar du Prophète et de ses compagnons fuyant la Mecque sous l’empire de la Jahiliyya pour bâtir à Médine le modèle insurpassable de la cité vertueuse.
Cette retraite est d’abord une démarche éthique et mystique : à sa manière très tourmentée,
Qotb reste un spirituel trempé par l’épreuve du travail forcé et de la torture. Mais elle implique le passage à l’acte : la « révolution islamique » (al thawra al-islamiyya) qui se démarque de la « révolution arabe (al-thawra al-arabiyya) tout en la connotant. Cette révolution qui revêt des accents de guerre révolutionnaire à la Cher Guevara est un combat pour Dieu permanent et total jusqu’à l’islamisation complète du monde : une guerre religieuse (un Jihaad) et idéologique (une guerre de libération tiers-mondiste) engagée par une « minorité croyante agissante ». La jonction entre le jihâd et l’horizon du messianisme révolutionnaire qui colore si puissamment l’esprit du temps va donner une force explosive au message de Qotb. Et son interprétation du jihâd qui colle à la littéralité du texte
coranique va radicaliser les récepteurs de son best-seller Repères sur le chemin.
Sans doute, Qotb n’appelle-t-il pas explicitement au meurtre des dirigeants impies qui
régentent le monde musulman, mais il a armé intellectuellement les dissidents se réclamant de lui qui déserteront les Frères Musulmans dans les années 1970, puisqu’il autorise de jeter l’anathème sur les mal croyants : c’est le takfir, l’acte qui consiste à déclarer kafir tel musulman. Et il interprète dans un sens littéral le fameux verset 5 de la sourate 9 al-Tawba qui stipule « Tuez tous les idolâtres où qu’ils se trouvent », les idolâtres pouvant être dorénavant les ennemis de l’intérieur, en particulier les munâfiqûn, ces croyants au faux nez, ces dévots hypocrites stigmatisés par le Coran. Le réformiste
égyptien de la fin du XIXe siècle, Mohammed Abduh, avait expliqué que ce verset était abrogé par la multitude des autres qui annoncent au lecteur la rahma : la miséricorde agissante de Dieu envers les égarés qui se repentent. Qotb n’en démord pas : le jihâd est un impératif coranique, un sixième pilier de l’islam. Il se rallie à la doctrine jaba’rite en vigueur chez certains shi’ites et il confère à l’obligation du jihâd tombée en désuétude une nouvelle impulsion. En ce sens il reste bien, tout en la durcissant, dans la lignée des Frères Musulmans selon lesquels un musulman est un mujâhid : un combattant spirituel et guerrier pour faire triompher la religion du Vrai au prix du sacrifice de sa vie.
L’effet de propagation générationnel
Tous les analystes ont insisté sur la coïncidence entre l’irruption de l’islamisme, à partir de
1975, et l’avènement d’une nouvelle génération de jeunes sur la scène du monde musulman : la première à n’avoir pas vécu sous la tutelle coloniale. On est au moment où le poids des jeunes adultes (entre vingt et trente ans) dans la pyramide des âges atteint un pic par rapport aux décennies antécédentes et postérieures. Non seulement la grande famille reste de règle : sept à neuf enfants en moyenne, sauf en Tunisie et en Égypte, les premiers pays à pratiquer, à partir de 1964, des campagnes de limitation des naissances. Mais la longévité accrue de l’existence fait en sorte que les générations doivent cohabiter bien plus longtemps, ce qui a pour effet que nombre de jeunes adultes doivent dorénavant vivre avec leur père à un âge où ils leur succédaient auparavant. Le phénomène est accentué par le mariage des hommes de plus en plus tardif qui les fait s’attarder plus longtemps au domicile parental. Il en résulte un conflit père/fils qu’attise le maintien de l’ordre patriarcal encore à peine ébranlé par la mue de la société. Le sociologue Farhad Khosrokhavar explique ainsi pourquoi les jeunes Iraniens se sont jetés dans les bras de la mollahcratie gérontocratique : pour résoudre leur Oedipe,
ils se seraient alliés à leur grand-père Khomeiny contre leur père. Mais le conflit se situe entre frères également : pour accéder à l’emploi trop chiche, au logement raréfié par l’explosion urbaine, au marché matrimonial trop contingenté par la double exigence de la dot au père de l’épousée et de l’acquisition d’un logement. Au conflit vertical entre les générations s’ajoute ainsi la compétition entre pairs. L’ordre patriarcal ainsi atteint réagit en se tendant de plus en plus sévèrement et en nourrissant des frustrations que la mobilisation islamiste saura capter et convertir en potentiel de militance quasi guerrière.
Ajoutons que ce conflit de générations dans les grandes villes n’oppose pas seulement la
première génération à avoir accédé à l’instruction à des parents dont l’analphabétisme les fait
redoubler de conservatisme obtus. Elle se double du clivage accentué entre les garçons et les filles qui sont alphabétisées dans une proportion bien moindre et suivent des études raccourcies. Les garçons non seulement sont voués à s’opposer aux « ancêtres qui redoublent de férocité » (Kateb Yacine), mais ils sont réduits à épouser des filles à peine effleurées par l’instruction ou encore analphabètes. Ce fossé d’incompréhension qui se creuse entre les sexes constitue la toile de fond à l’horizon duquel s’inscrit la revendication de l’application de la shari’a et du port du foulard. Comment les hommes jeunes pourraient-ils s’accommoder de la mixité des sexes alors que la distance culturelle se creuse entre les
genres ? Le renvoi de la femme dans l’espace du privé est un moyen détourné de prendre sa revanche sur l’ordre des pères, en même temps qu’un stratagème pour plier à la norme conservatrice des bonnes moeurs les premières jeunes femmes qui accèdent au marché du travail salarié et à l’autonomie des
conduites en société. A n’en pas douter l’islamisme est contemporain de ce bref moment où la relation entre pouvoir et savoir se dissocie puisque ce sont les fils qui disposent de la connaissance du monde tel qu’il est. Ce temps court est celui de la génération qui s’intercale entre deux âges historiques dans les sociétés du monde musulman : avant, quand se conjuguait analphabétisme de masse et autoreproduction de la société selon les normes de la tradition, et depuis, lorsque la généralisation de l’instruction et un meilleur équilibre culturel entre garçons et filles fabriquent cette société contemporaine où l’individu s’émancipe de plus en plus de la communauté et se branche sur un « islam de marché »
(Patrick Haenni), qui se diffuse chez les nouvelles classes moyennes.
Idées, 2005.
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